Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

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La pensée économique libérale s’oppose à la culture, à la religion, à famille et à la nation. Elle développe son matérialisme dans l’utilitarisme, l’hédonisme et le rêve paresseux de la jouissance des biens terrestres obtenus sans efforts. Tel est le tableau dépeint dans cet article par le professeur Rousseau que nous remercions vivement de sa contribution.

Allergique à toute prise de recul par rapport à ce qu’elle est, à toute discussion susceptible d’ébranler la croyance en sa valeur absolue, la démocratie, plus que jamais, s’adore elle-même. Défense de troubler le ronron consensuel autour du droit suprême du système, dont l’humanité rêvait depuis toujours, à s’étendre désormais à toute la planète ! Quelle est donc la racine d’une telle auto idolâtrie ? Il est aujourd’hui devenu plus aisé de le voir. Au cœur de la démocratie, les droits de l’homme, dont elle se veut la servante. Au cœur de ces droits, celui, crucial, vers lequel tous les autres montent et convergent : le droit au bonheur, c’est-à-dire le droit illimité pour l’humanité de jouir de soi de façon immanente. Rendre un tel « droit » effectif a été, ce me semble, l’objectif essentiel d’une Révolution dont les deux moments historiques successifs ne doivent pas nous faire oublier l’unité profonde. Sous le terme de « happiness » en Amérique et de « bonheur » en Europe, c’est une même réalité qui se profile : l’épanouissement purement terrestre d’un homme las de la vallée de larmes, las d’attendre d’un Dieu lointain une béatitude abstraite, réservée de surcroît à ses seuls adeptes. Un bonheur peut-être médiocre, mais sûr, mais tangible, voilà celui auquel aspire l’humanité occidentale moderne, dont les porte-voix, depuis plus de trois siècles disent tous la même chose : ce que les Montchrétien, les Locke, les Encyclopédistes, les Kant et les Constant exprimaient déjà à mots plus ou moins feutrés, un Marx le résumera en termes triviaux. Pour que les hommes soient enfin « émancipés », c’est-à-dire en possession d’eux-mêmes, il faut, écrit « L’Idéologie allemande » (1846), qu’ils soient en mesure « de se procurer nourriture et boisson, logement et habillement en qualité et en quantité complètes ». Tout le reste est littérature. Ne nous leurrons pas : croire que la Révolution démocratique moderne voulait avant tout détrôner le Législateur divin pour mettre l’homme à sa place, c’est donner trop de poids à une superbe diabolique qui est loin, en réalité, de tarauder la majorité des individus. Pour la grosse masse, c’est le confort, c’est le bien être qui sont le but, non d’en finir avec un Dieu dont notre orgueil aurait décidé soudain de ne plus supporter la concurrence. À la limite, si le Christ acceptait la « croissance » (comme l’Américanisme… et Vatican II semblent n’en point douter), il mettrait tout le monde d’accord ; l’essentiel est que la voie soit libre vers un état aussi exclusif que possible d’attente, d’effort, de tension intérieure, de sacrifice. Bref, les vrais biens – comme nous le disons crûment aujourd’hui – sont de consommation. Or ces biens sont surtout matériels ; ce sont ceux qu’une humanité intelligente et active peut donc raisonnablement espérer se procurer plus ou moins rapidement, par ses seules forces.

Les allergies de l’économisme

Dès lors se dessinent déjà les thèmes dont l’adoption ou le rejet logique par la mentalité contemporaine va cerner les contours du paysage culturel mondial (le P.C.M !), substitut actuel du marxisme environnemental qui prévalait encore il y a un demi-siècle. Voici, à mon avis, la matrice d’où ils procèdent. C’est le thème – rajeuni grâce à la technique – d’un passage de l’indigence à la jouissance consumériste. De Descartes au M.E.D.E.F., en passant par les Lumières, le Positivisme et le Communisme, la chanson est toujours la même : l’homme a commencé par la pénurie, écrasé qu’il était dans son enfance, par la marâtre nature ; il a appris, peu à peu à la dominer ; il finira dans l’opulence collective, récompense de son travail. On peut être libéral ou socialiste, on peut essayer d’être les deux à la fois ; impossible d’être autre chose, revenir à l’âge des cavernes étant inimaginable. S’il y a un centre de gravité de la Weltanschauung occidentale, c’est bien là qu’il se trouve : industrialistes d’instinct depuis deux bons siècles, c’est d’abord de Saint-Simon que nous sommes les disciples ! Cette obsession productiviste, qu’a-t-elle pour corollaire ?

D’abord, la dévalorisation systématique de toutes les institutions, activités et représentations étrangères ou indifférentes à l’Économie ; ensuite, et à plus forte raison, une sourde animosité contre celles qui pourraient avoir des connotations économiques franchement négatives.

L’appauvrissement culturel effarant du paysage contemporain relève du premier phénomène. Comment une société devenue industrialo-mercantile pourrait-elle conserver de l’intérêt pour l’art, la philosophie ou même la science ? L’agonie de l’art dès la fin du 19e est peut-être le signe le plus évident de la décadence spirituelle qui accompagne nécessairement la matérialisation des sociétés. Un second signe en est le déclin spéculatif encore plus précoce (il remonte au 18e !) d’un occident où la métaphysique et la théologie, inutiles à notre bien-être, se tarissent ensemble. Ceci pour laisser place – et c’est un troisième indice de faillite culturelle – non à un nouvel essor proprement théorétique, mais à une « techno-science » tendue vers le seul utile, dont on voit aujourd’hui les ravages. Le premier résultat de l’économisation de notre monde est donc clair : c’est le règne d’une a-culture généralisée dans laquelle communient, d’abord, le peuple et ses élites, bien d’accord pour penser que la « faculté de l’inutile »… est faite pour le rester.

Désertification spirituelle

Dans sa seconde dimension, le « penser mondial » apparaît comme étroitement tributaire, encore, de l’économisme. Car son contenu se constitue à partir du rejet global de réalités jadis vécues comme naturelles et légitimes mais qui, si elles devaient continuer à être reconnues aujourd’hui, mettraient la société économiste en état de dysfonctionnement. La première est la morale, dont le droit pénal, son bras séculier, partage le discrédit. Conviant l’humanité à dominer ses instincts et à faire preuve, notamment, en contrôlant ses appétits matériels, d’un minimum de tempérance, elle ne peut avoir dans l’homo-œconomicus qu’un ennemi né : comment pourrait-elle, à moins d’avaler son premier commandement, avaliser le droit de tous à tout avoir, qui sert de légitimation profonde à l’économie de masse aujourd’hui régnante ? A fortiori la religion (la religion catholique) apparaît-elle comme indésirable dans le monde économique moderne. Offrir de son temps à l’Éternité, alors que le temps, c’est de l’argent ? Croire qu’on a une vocation irremplaçable, alors que la standardisation croissante des produits, donc de la demande, est la condition de la satisfaction économique globale ? S’attacher à des dogmes immuables, alors que l’essence de la vie, dont le marché moderne n’est que la réplique, c’est de bouger sans cesse ?

Rejet de la famille

Allergique à la norme, tant religieuse que morale, l’économisme l’est aussi, selon la même logique, à deux autres grandes réalités, dont l’occident aimerait bien pouvoir se débarrasser. La famille d’abord, en raison de son incapacité structurelle à se plier aux nécessités d’une société économique « avancée ». Quelques contorsions qu’elle fasse pour y remédier, elle a et aura toujours contre elle deux handicaps, expliquant le discrédit dont la pensée unique la frappe. D’une part, elle nuit à la Production, dans la mesure où elle en détourne des hommes et des femmes que ses soins accaparent ; d’autre part, elle décourage la consommation : quand on mange, qu’on s’habille, qu’on habite à plusieurs, on ne fait pas vraiment travailler le commerce ! Dans un univers suréconomisé, le rejet, au moins culturel, de la société domestique n’est plus qu’une question de temps. Avec, en prime, un a priori intellectuel et sentimental de plus en plus favorable aux catégories sociales vivant de son implosion, dont les dépenses alimentent largement les caisses réunies de la banque, de l’entreprise et de la grande surface : femmes, jeunes, homosexuels, seniors émancipés, etc., tacitement complices dans le refus de toute frugalité.

Rejet de la nation

Le rejet du cadre national, si consensuel aujourd’hui, relève de la même logique. Pourquoi production et consommation de masse, dont la nature exclut qu’elles s’auto-limitent spontanément, devraient-elles se confiner à un territoire déterminé ? La jouissance économique n’a pas de frontières ! Au temps de Voltaire, seuls les bourgeois épicuriens étaient « cosmopolites » ; en devenant « mondialistes », les salariés modernes, leurs successeurs, ne font que démocratiser l’économisme, et le pousser à son terme.

Rejet du ciel d’abord, rejet sur terre ensuite de toute limite et de tout enracinement sont sans doute les deux grands corollaires de la « poursuite du bonheur » : l’idéologie qui en découle dresse désormais, comme dirait Tocqueville, un cercle formidable autour de la pensée – celui d’un néo-totalitarisme occidental, dont le libéralisme et le communisme n’étaient peut-être que les prodromes inchoatifs.

Traits constitutifs de la mentalité économiste

Ce néo-totalitarisme est le point d’aboutissement d’une évolution sur laquelle il importe de revenir un instant, pour mieux en mesurer la perversité. Que le personnel de l’Économisme occidental ait changé au fil du temps relève de l’évidence. Entre le bourgeois ou l’ouvrier du I9e et le salarié actuel, quelle différence ! L’économisme du premier âge était encore marqué par la Transcendance dont il incarnait le rejet : il conservait, en la réfléchissant encore malgré lui, une certaine modération, une certaine timidité. L’homo-œconomicus de ce temps n’a pas contracté le culte de la superfluité vaniteuse. C’est un utile collectif plutôt fruste (symboles : la vapeur ou le rail) qu’il croit, naïvement, indispensable à son bonheur. La modestie relative de ses ambitions révèle l’influence que la tradition helléno-chrétienne exerce encore sur lui. Lorsque cet héritage est abandonné, le rejet de la Transcendance qu’il véhiculait toujours fait son œuvre : perdant toute discipline, tout contrôle, l’économisme vire à l’hédonisme radical ; il prend la forme ludico-esthétique que nous lui connaissons aujourd’hui.

Quelles sont les dimensions principales de l’économisme « dernier cri » dont la « pensée unique » actuelle est le reflet ? J’en vois trois.

I) La valeur des choses se mesure, d’abord, à l’intensité de la satisfaction qu’elles nous procurent ; elles ne valent que le plaisir qu’elles nous donnent. D’où une inféodation radicale – inconnue du capitalisme « classique » – de l’économie à la demande factuelle, qu’il s’agit de satisfaire à tout prix. Cette « subjectivisation » totale de l’économie (dont le résultat est la mise sur le même plan de la bière et de l’eau bénite) traduit une première manière pour l’économisme, d’en expulser la Transcendance ; car celle-ci signifie d’abord que l’homme n’est pas « mesure de toute chose » ; mais est au contraire mesuré par des normes objectives, qu’il doit reconnaître et auxquelles il doit se soumettre.

2) La valeur des choses se mesure, ensuite, à l’immédiateté de la satisfaction qu’elles occasionnent. Il est intolérable d’avoir à attendre ! Tout, tout de suite ! Surtout pas de plantation de noyers, surtout pas d’épargne, dont les fruits ne seront peut-être jamais récoltés (la bourse, devenue instantanéiste est ici le parfait symbole d’une économie qui aspire à ne plus vivre qu’au présent). Dans cette horreur pour le « long terme », c’est évidemment un second refus de la Transcendance qui se trahit : car l’instant, que l’économisme « dernière mouture » hypostasie fiévreusement, qu’est-ce d’autre que le contraire de l’éternité, cet autre attribut essentiel de la même Transcendance ?

3) La valeur des choses se mesure, enfin, à leur facile accessibilité, c’est-à-dire au peu de mal à se donner pour pouvoir en faire usage. Nos contemporains, à l’exception (provisoire ?) des calvinistes anglo-saxons, préfèrent de loin Rousseau à Bentham, l’Ile Saint-pierre à l’usine et au bureau. À la limite, ne plus rien faire (cf. la vague écologique) leur déplairait moins que d’avoir à travailler dur pour continuer à consommer. Les 35 heures planétaires sont devenues leur rêve ! La haine du travail, sécrétée par un monde qui est lui-même le pur produit du travail, est bien la troisième grande dimension de l’économisme actuel. Qui ne voit qu’à nouveau, et enfin, c’est la Transcendance qu’on évacue ici ? Elle ne s’offre qu’à ceux qui font, pour s’élever vers elle, un effort – dont elle est seule juge – mais dont elle sera la récompense. Aucune religion n’a jamais dispensé ses adeptes, désireux de s’attirer la grâce divine, d’une dépense minimale d’énergie…

Ma conclusion sera brève. L’Économisme devenu aujourd’hui ouvertement subjectiviste, instantanéiste et paresseux, achève sous nos yeux de développer son essence, fondamentalement antireligieuse et particulièrement antichrétienne. On peut penser que c’est lui qui modèle la mentalité de la majorité des « civilisés » actuels, sous le contrôle diffus de la presse, de la grande entreprise, de la banque et des pouvoirs politiques complices.

Professeur Claude Rousseau