Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

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Nous remercions Benjamin Guillemaind de l’article qu’il nous livre sur les métiers. Nous y retrouvons le réalisme, le sens de l’intégration sociale, le souci du bien commun et la noblesse de la définition d’un travail vraiment chrétien. À sa lecture, nous nous apercevons qu’une grande part de l’activité économique pourrait revenir sans trop de mal à la doctrine sociale de l’Église. Encore faudrait-il mettre entre parenthèses quelques-unes des pratiques libérales.

Face à l’industrialisation forcenée de l’économie, on peut s’interroger : y a-t-il encore un espace pour les métiers ? Tous les regards sont focalisés sur les performances techniques et financières des concentrations industrielles et sur le développement des nouvelles technologies. L’industrie ne représente pourtant pas plus de 19 % des salariés en France. La mondialisation pousse à la concentration des entreprises et paraît inéluctable. Parler de métier semble relever d’un autre âge.

En pratiquant une économie libérale, fondée sur la productivité, la rentabilité boursière, la concurrence effrénée et le consumérisme, toutes les valeurs attachées à l’exercice d’un métier, à l’entreprise familiale et à une économie stable, ordonnée au bien commun, ont disparu. En conséquence, les entreprises se plaignent de manquer de main d’œuvre qualifiée ; on envisage de la faire venir de l’étranger, malgré un taux de chômage des plus élevés. On maintient de force sur des bancs scolaires des enfants qui s’épanouiraient dans des métiers concrets. Bref, on ne sait plus trop comment sortir de ce contexte de crises à répétition.

L’intelligence des mains et le réalisme

Si la notion de métier ne se limite pas aux métiers manuels (l’infirmière, le chirurgien, l’avocat, le pharmacien, le soldat, le pilote de ligne, l’artiste lyrique, le vétérinaire etc., exercent un métier), ceux-ci ont été discrédités par le mythe du col blanc et des grosses têtes. Alors que les monastères étaient parvenus à sacraliser le travail des mains, méprisé dans l’antiquité, deux siècles de pensée révolutionnaire l’ont dévalué. Le 19e siècle, en quête de bras pour l’industrie, et le taylorisme ont réduit le travail à des tâches sans qualification.

Les enseignants pour leur part, en réservant les métiers manuels aux « rebuts scolaires » ont contribué à cette désaffection. Pour achever la besogne, les idéologues de l’Éducation Nationale, en faisant adopter en 1972 la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, ont montré leur mépris du travail manuel pour la prétendue supériorité des études intellectuelles.

Nous connaissons tous des enfants peu doués pour les études livresques, mais débrouillards, au tempérament actif et à l’imagination créatrice. Il y a deux formes d’intelligence : l’intelligence spéculative et l’intelligence pratique. L’homme complet possède les deux : une tête et deux mains.

Henri Charlier, qui reste le maître incontesté, a indiqué dans « Culture, école, métier » les bases de toute réforme de notre éducation. « L’enseignement actuel a une tare profonde, c’est d’être séparé des métiers (…). Les métiers ont une supériorité qui ne leur sera jamais enlevée, c’est d’enseigner qu’il y a une nature des choses (…). Tous les grands métiers par eux-mêmes portent une culture profonde de l’intelligence (….). La logique s’apprend aussi bien en assemblant des tenons et des mortaises qu’en calculant des problèmes de robinets ».

La coupure entre l’école et le monde du travail est une des causes profondes de la crise de notre société. Coupé du réel, l’enfant n’acquiert ses connaissances que dans les livres, par des livres, toujours avec des livres.

La division de l’enseignement en secteurs cloisonnés, primaire, secondaire et technique, a aggravé la situation. Henri Charlier préconise une initiation pratique dès le primaire par des exercices d’observation et un début d’initiation au secondaire, par exemple au latin : « C’est l’étude d’après nature qui manque dans nos écoles ». Pour le secondaire et le technique, il reprend le souhait formulé par Victor Duruy « d’enrichir le secondaire de connaissances techniques concrètes et d’octroyer une solide formation intellectuelle qui manque souvent aux techniciens ». Mais observe Henri Charlier : » les intellectuels qui dirigent l’enseignement sont totalement ignorants de ce qu’est un métier et de ce qu’est une formation intellectuelle par le métier. »

Bien des grands patrons et des grands artisans (pourquoi parle-t-on toujours de petits artisans ?) n’ont que Bac moins 5. Réfractaires aux études livresques, ils se sont révélés doués de sens pratique et ont réussi leur vie professionnelle, alors que des « intellectuels « sont restés professionnellement médiocres.

Le rôle de l’école, dit encore Henri Charlier, « est d’apprendre à apprendre, et non de gaver de connaissances (…). Les généraux de la Révolution commandaient des armées entre 20 et 25 ans (…). Ils étaient au service dès leur jeune âge (…). Un jeune homme très doué pour la mécanique peut n’avoir pas grand goût aux études littéraires, données comme elles le sont, tout en étant capable de culture. (…). La culture générale est l’œuvre de toute une vie. »

L’entreprise

Depuis que la Révolution a supprimé les corps de métiers, on ne jure plus que par l’Entreprise ! Certes, l’entreprise pourrait être (en changeant ce qu’il faut changer) un corps intermédiaire naturel. Mais l’économie libérale en a fait une structure de lutte pour éliminer les concurrents et parvenir au monopole de fait du marché. On aboutit aux multinationales où actionnaires, salariés et dirigeants sont étrangers les uns aux autres et se regardent en ennemis. En cela, elle chemine de concert avec l’économie de type socialiste où la concentration capitalistique est remplacée par l’actionnaire unique : l’État.

L’économie de profits oriente le capital dans les mains d’actionnaires motivés par le seul rendement financier, dégrade les rapports économiques en rapports de forces sans foi ni loi, et finit par transformer les entreprises en de véritables machines de guerre. Les « employés » ne sont considérés qu’en fonction de leur efficacité économique, éjectables selon les besoins. On parle de « personnel », de « ressources humaines », comme s’il s’agissait de matière première ou d’outil financier.

Commercialement, l’entreprise est en lutte acharnée avec ses concurrents. (Il faut savoir que l’entente entre concurrents est un délit réprimé par la loi). Pour les marxistes et leurs syndicats, l’entreprise est le terrain privilégié de la lutte de classe. L’esprit de guerre civile est partout.

L’entreprise a tout simplement perdu sa vocation d’intégration sociale.

Un tissu de petites entreprises familiales

II existe cependant dans cette économie, éprise de gigantisme et de mondialisation, des entreprises de petite taille, qui ont davantage le souci de la qualité, où les rapports de travail peuvent encore se pratiquer d’homme à homme, où le patron participe lui-même au travail et a le contact direct avec ses clients.

Ce sont la plupart du temps des entreprises de métier, qui restent à taille humaine, soit de type artisanal entre 1 et 10 salariés ou des petites entreprises allant jusqu’à 50 ou 100 salariés. Elles sont spécialisées dans un métier : maçonnerie, plomberie, électricité, boulangerie, pâtisserie, restauration, serrurerie, taille de pierre etc. Sans doute ont-elles des difficultés découlant des charges sociales et fiscales très lourdes ou aux contraintes administratives. Mais, elles survivent et constituent un tissu social et économique très actif où beaucoup d’hommes de métiers trouvent un cadre d’épanouissement.

Elles constituent par leur nature des structures qui doivent bénéficier de conditions appropriées. Elles ne peuvent être traitées de la même façon que les grandes entreprises. Certains verront là un désir de protectionnisme. Mais est-il besoin de rappeler que dans toute compétition sportive on n’oppose que des concurrents de force égale.

C’est la raison pour laquelle Pie XII demandait que « la petite et moyenne propriété agricole, artisanale et professionnelle soit garantie et favorisée. Et là où la grande exploitation continue à se montrer plus productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société ».

« II faut conserver et promouvoir ces exploitations… par une politique idoine en ce qui concerne l’instruction, le régime fiscal, le crédit, les assurances. »

« L’action des pouvoirs publics se justifie (en ce sens) du fait que ces catégories sont porteuses de valeurs humaines authentiques et concourent au progrès de la civilisation… Nous ne nous lassons pas de recommander la diffusion progressive des moyennes et petites entreprises « (Pie XII, 1944).

Le métier

On entre dans un métier par l’école professionnelle liée à l’atelier, qui délivre les connaissances. L’apprentissage permet de s’intégrer graduellement dans une famille professionnelle, souvent pour la vie. Là se nouent des liens d’amitié, des fraternités. On s’y imprègne d’une culture par la découverte des techniques, des savoir-faire, transmis des anciens et perfectionnés au cours des temps.

Les libéraux ont dévalorisé le métier. Ils l’ont remplacé par le terme d’emploi, de « job » où le salarié est exploitable comme une marchandise. Ils ont inventé « le marché de l’emploi », qui traduit bien la conception du travail-marchandise.

Après l’école, suit l’entrée dans l’entreprise comme « compagnon ». On occupe alors une fonction productive qui colle à la personne et lui donne une identité. Le jeune compagnon parle en disant « mon métier ». Même hors fonction, il est heureux de rencontrer un collègue d’une autre entreprise pour parler de « son métier ». Les gens de métier se reconnaissent. Le métier relie. On change d’entreprise, on change moins de métier. L’idée de changer de métier plusieurs fois dans une vie est une de ces idées funestes véhiculées par le grand capital, qui exprime son besoin d’avoir affaire à des salariés malléables, flexibles, interchangeables. Charge à eux de se reconvertir, de se trouver un nouveau métier. L’entreprise, elle, n’attend rien d’autre que d’être servie. Même si les techniques des métiers évoluent, il y a un fond de connaissances qui permet de s’adapter plus facilement dans des métiers voisins. En France 50 % des agents quittent leur métier de première formation, contre 10 % seulement en Allemagne. C’est là une conséquence de l’inorganisation des métiers, qui n’est pas une fatalité, mais une tare.

Un métier peut s’exercer comme salarié, cadre ou patron dans une entreprise regroupant des gens de même métier ou dans une entreprise faisant appel à plusieurs. Par exemple, Renault occupe bien plus de 30 métiers différents.

L’exemple des topographes offre une illustration typique. Ce métier s’exerce dans près de 30 activités différentes : dans l’Enseignement, dans les Ministères (Économie, Agriculture, Villes) dans le secteur professionnel (I.G.N., S.N.C.F., E.D.F., Transports, Mines, B.T.P., Ponts et Chaussées, Foncier, Géodésie, Câblage marin, géomètre immobilier etc.).

Le compagnonnage

Depuis près de 50 ans, le compagnonnage a reconstruit un modèle de renouveau social et économique en rétablissant le lien social et l’entraide professionnelle par le métier. II a su transmettre à des jeunes une culture par le métier, rechercher en priorité la qualité du travail et un très haut niveau professionnel par une mystique du métier. II a su transmettre des valeurs qui donnent un autre sens à la vie que l’idolâtrie du marché. Prototype et modèle, le compagnonnage, qui unit les hommes par le lien culturel du métier, offre le premier composant d’une autre économie : une économie de métiers. Le Collège des métiers y regroupe des compagnons qui exercent leur métier comme salarié, cadre ou patron.

Le métier organise

Ce retour à une économie de métier, autour du métier, est l’objectif à long terme à poursuivre. Tous les Papes ont montré les conditions pour réinstaurer une économie chrétienne.

D’abord en s’appuyant sur les grands principes fondamentaux de toute organisation sociale : respect de la propriété privée, même des biens de production, une conception organique de la société et l’instauration des corps intermédiaires selon le principe de subsidiarité.

La mise en œuvre de cet objectif implique le rejet des théories libérales de l’économie, qui ont aboli le métier en tant que corps intermédiaire de base. Il faudra également répudier les thèses socialistes qui préconisent la substitution de l’État aux acteurs naturels de l’économie et qui retirent aux métiers leur rôle de prévoyance, de protection et de solidarité sociale qu’ils assumaient. Avec pour résultat d’isoler les individus. La gestion sociale, inspirée par les métiers, exprime la solidarité, l’appartenance, l’identité par le travail. La gestion sociale socialiste exprime l’égalitarisme, l’anonymat – et même sans travail – le droit à tout pour tous.

Dans la défense des intérêts respectifs des salariés et des patrons, les syndicats et les organisations patronales ont partiellement remédié aux effets désastreux de l’anarchie libérale, mais en perpétuant un climat de conflits d’intérêts et d’opposition permanente. C’est pourquoi Pie XII enseignait qu’« Au-dessus de la distinction employeurs- travailleurs, il existe cette plus haute unité qui lie entre eux tous ceux qui collaborent à la production. Cette unité doit être le fondement de l’ordre social. L’organisation professionnelle et le syndicat sont des auxiliaires provisoires, des formes transitoires. Leur fin est l’union et la solidarité des employeurs et des travailleurs en vue de pourvoir ensemble au bien commun et aux besoins de la communauté entière. » (Pie XII, 26.1.1946).

Pie XI, dans « Quadragesimo Anno » demandait une organisation professionnelle dans les différentes branches de la production. (…). Rien ne lui semblait plus propre à triompher du libéralisme économique que l’établissement d’un statut de droit public fondé sur la communauté de responsabilité entre tous ceux qui prennent part à la production.

Marcel Clément déclarait en 1950 dans sa thèse l’Économie sociale selon Pie XII : « Le syndicalisme est indispensable dans le capitalisme libéral pour limiter les dégâts. II rétablit dans les contrats de travail, la qualité de sujets des travailleurs salariés. Mais il est la réaction nécessaire d’une société gravement désordonnée. II est donc toujours plus ou moins menacé de ne donner à l’homme salarié qu’une qualité de sujet de droit minimum : d’intervenir de façon négative pour empêcher les injustices. II n’intervient pas encore normalement et organiquement, de façon positive pour constituer l’économie ».

À quel niveau doit-on situer cette « organisation professionnelle » ? Non pas au niveau de l’entreprise, qui est une entité trop petite, encore moins au niveau de l’État qui est un organe trop grand, massifiant, mais au niveau du métier et des professions ou branches professionnelles.

L’organisation par métiers est ce chaînon manquant d’une économie organisée, ce corps intermédiaire qu’a fait disparaître la Révolution avec la loi Le Chapelier. Car les entreprises naissent et disparaissent. Un salarié, s’il change peu de métier, change plusieurs fois d’entreprise au cours de sa vie professionnelle. Le métier, plus que l’entreprise, est le point d’attache permanent, le premier maillon de la chaîne sociale, dont l’entreprise n’est que la mise en œuvre, le filet de secours, l’organe de défense compétent des intérêts de tous ses membres, plus réfractaire aux idéologies que le syndicat.

La propriété du métier entraîne la responsabilité du métier

Ce terme recouvre tout ce qui relie la personne au métier, tous les devoirs et tous les droits qui en découlent et qu’il garantit. L’organisation de métier, organisation professionnelle mixte groupant salariés, cadres et patrons du métier, est d’abord organe de formation, lieu de perfectionnement pour accéder à la maîtrise ou à la direction d’une entreprise. Là s’élabore une politique du métier à long terme. Ainsi en fonction des prévisions de construction de logements, les professions du Bâtiment peuvent graduer le nombre d’apprentis à former. De même pour les médecins etc.

Le métier ou la profession élabore aussi une déontologie qui garantit la qualité des productions. Il définit une « politique » du métier et gradue leur évolution technique pour ménager les transitions et limiter le chômage. Il permet le partage équitable du travail entre les entreprises de tailles différentes selon une répartition géographique harmonieuse. Il négocie les conventions de travail de ses membres avec les entreprises (salaires et prix, horaires et fêtes). Il gère le patrimoine professionnel par des caisses professionnelles d’épargne et d’investissement. Il favorise l’accession des jeunes au patronat. Il garantit la sécurité de l’emploi, le placement, l’intérim. Il gère les écoles du métier, décerne les titres et diplômes.

II fait la police du métier : prévention des accidents travail noir, conflits du travail etc.

Il gère, de façon décentralisée les caisses sociales, retraites et maladie.

Cet idéal à atteindre remet en valeur la qualité du travail, recrée des solidarités primaires. Il repousse les appétits financiers, depuis que « La Révolution a retiré aux artisans la propriété de leur métier pour la transférer aux hommes d’argent » (Henri Charlier). C’est la véritable organisation sociale, qui fait participer tous les membres d’un métier à leur niveau et dans leur domaine de compétence et met en application le principe de subsidiarité. Présentement tous nos efforts doivent s’appliquer à soutenir ces îlots de survie que sont encore les artisans, les agriculteurs qui se rapprochent des méthodes de production naturelle, les entreprises familiales où sont encore mis en pratique la conscience professionnelle, le goût du bel ouvrage, les rapports de convivialité, où la volonté de qualité, de responsabilité et de solidarité prime sur la course aux profits.

« La grandeur d’un métier est avant tout d’unir des hommes » (Saint-Exupery).

Ouvrages de référence :

Le Travail,Jean OUSSET, Michel CREUZET (éd C.L.C.)

Le Compagnonnage, Bernard de Castera (coll. : Que sais-je)

Libéralisme – Socialisme, deux frères ennemis, Benjamin GUILLEMAIND (Éd Téqui)

Culture École Métier, Henri CHARLIER (N.E.L.)

L’économie sociale selon Pie XII, Marcel CLEMENT (N.E.L.)

Vers un Ordre Social Chrétien, LA TOUR DU PIN (éd Trident)

La Révolution Corporative Spontanée, Jean PAILLARD (éd Vivarais)

Le Nationalisme Économique. SARLON-MALASSERT (éd Chiré)complices.

Benjamin Guillemaind, maître artisan Carreleur