Article tiré du numéro 8 de la revue Civitas (mars 2003) : Les droits de l’homme.

Sommaire

{mostoc}

L’importante étude du professeur François Vallançon que nous reproduisons ci-après, divisée en deux parties, consacrées respectivement aux fondements philosophiques des droits de l’homme et à leur statut juridique, est parue précédemment dans la revue La Nef 1, dont nous remercions le directeur, M. Christophe Geffroy, pour son aimable autorisation.

L’expression « les droits de l’homme » a été d’un tel secours pour les gens livrés sans autre défense aux différents totalitarismes qu’on a scrupule à en dire du mal. Mais on a commis tant de crimes, installé tant de terreurs en leur nom, qu’on ne peut pas s’empêcher d’y soupçonner de la tromperie.

Surtout il serait abusif de les condamner sans examen au motif que le premier pape à en avoir parlé les a sévèrement condamnés, autant il serait excessif de les canoniser sans plus de discernement, pour la raison que le dernier pape en parle beaucoup et favorablement.

Il y aurait, dans les deux cas, paresse et, plus grave injustice, car on se prononcerait avant d’avoir écouté avec une égale attention les arguments favorables, et les arguments contraires. « Audiatur et altera pars » 2, avons-nous appris du droit romain, on ne tranche un débat qu’après avoir entendu l’une et l’autre partie.

C’est précisément ainsi que nous voudrions mener notre enquête : les droits de l’homme – et la philosophie qui les sous-tend – aident-ils juges, gouvernants, quiconque, à mieux attribuer à chacun sa part, comme c’est l’office propre du droit selon la tradition romaine « suum cuique tribuere » 3 ? Auquel cas, ils se confondraient avec la justice. Ou bien empêchent-ils juges, gouvernants, quiconque, d’attribuer à chacun sa part, en ruinant la notion même de chacun, et de part ? Auquel cas, ils se confondraient avec l’injustice, ou plutôt ils masqueraient une iniquité sous les apparences d’une équité.

Quelles sont donc les clartés et les obscurités des droits de l’homme ? C’est ce que nous envisagerons en considérant successivement leurs présupposés philosophiques et le statut épistémologique de la fameuse « déclaration » de 1789.

Des racines, ou des fondements philosophiques des droits de l’homme

Les droits de l’homme ont été proclamés, dès l’origine, comme des évidences. Le mot « évidence » ne se trouve pas dans la Déclaration de 1789, ni dans celle de 1948, mais dans les Déclarations américaines du 4 juillet 1776 4, à laquelle toutes les autres ressemblent plus ou moins.

Or, une évidence, c’est comme un dogme, c’est ce qui ne se discute pas, c’est ce qui ne se discute plus. C’est ce qui n’a pas d’ascendance, pas de généalogie : « prolem sine matrem creatam » 5 peut-on dire d’elle comme Montesquieu de l’esprit des lois.

Pourtant, les droits de l’homme ont été, dès l’origine, discutés, tant par les contre-révolutionnaires comme Burke, que par les révolutionnaires comme Marx. C’est, sans doute, qu’ils ont quand même une ascendance philosophique. Faute de reconnaître celle-ci, on s’expose à de regrettables contre-sens.

Que tous les hommes naissent libres, égaux et frères, selon le droit naturel, c’est déjà dans le Digeste, qui lui-même, condensait une doctrine antique et solennelle. Mais on ne l’entendait pas comme en 1789, parce que la doctrine qui soutenait le droit romain était aristotélicienne, voire stoïcienne, et non hobbesbienne ou rousseauiste. Précisons.

Les droits de l’homme de 1789, et de 1948, reposent sur une philosophie individualiste : ils s’attachent à l’homme individuel et font du droit quelque chose d’individuel.

Venant d’un individu, ayant donc un point de départ, mais pas de point d’arrivée, ayant un seul pôle, le droit est quelque chose d’illimité, d’aussi illimité que la volonté de cet individu. Les droits de l’homme sont un cercle dont le centre est un individu mais dont le rayon est indéfiniment extensible.

Tels une circonférence, les droits de l’homme sont un lieu géométrique, ou un lieu juridique, vide, que son titulaire remplit ou désemplit à volonté.

Une philosophie et un droit de l’individuel, une philosophie et un droit de l’illimité, une philosophie et un droit de la forme pure, considérons successivement ces trois aspects, et voyons si l’Eglise peut y être favorable, indifférente ou hostile.

De l’individuel dans le droit, et les droits de l’homme

Une chose est de dire, comme la Bible, que Dieu appelle chaque homme par son nom, autre chose est de dire que chaque homme a, en naissant, et pour la vie, les mêmes droits.

Dans le premier cas, le nom est moins ce qu’un individu possèderait en propre, que la reconnaissance de la place, des talents, des charges attribués ou confiés à quelqu’un, à nul autre exactement pareil. L’homme est alors une partie d’un tout, a un poste assigné dans un ensemble. L’ambition comme la désertion qui lui feraient quitter ce poste seraient alors injustes, car causes et effets de déséquilibres.

Dans le second cas, les droits de l’homme ne sont pas attribués à chaque homme, mais déduits de sa nature, tirés de son essence, consubstantiels en quelque sorte à son existence. Indépendamment de ceux qui l’ont fait naître, indépendamment de ce à quoi il est appelé, du seul fait qu’il est homme, il a des droits, et des droits tels qu’il les conservera sa vie durant, quoiqu’il fasse ou ne fasse pas, que ce soit du bien ou du mal.

Ainsi, dans la philosophie des droits de l’homme, le droit ou la justice n’est pas ce que visent les individus, ce à quoi ils participent, tantôt plus et tantôt moins, ni ce qu’ils reçoivent en récompense de ce qu’ils ont fait, ne ce qui distribue entre eux des rôles, égaux et inégaux. La justice, ou le droit, dans cette philosophie, c’est ce qui vient des individus, c’est ce qui consacre l’exclusive réalité des individus.

Dans ces conditions, les relations entre les hommes viennent des individus, la société des hommes vient des individus. Le contrat social est une déduction aussi nécessaire des individus que leurs droits. Mais cette déduction dédouble non moins nécessairement l’individu entre l’homme d’un côté, et le citoyen de l’autre, entre ce qui vient de l’individu immédiatement, l’homme, et ce qui vient médiatement de lui, le citoyen.

Les droits de l’homme, parce qu’ils sont individuels, et même individualistes, seraient alors la source d’un double écartèlement. Ils sépareraient l’homme de ses actes et imposeraient au criminel ni plus ni moins de charges qu’au héros : l’humanité demeurant toujours identique à elle-même, on punirait et on récompenserait les actes, mais pas leurs auteurs.

L’Eglise peut-elle l’accepter, elle qui professe non seulement que l’on couronne les saints à cause de leurs vertus, mais encore que l’on couronne Dieu, cause des vertus et des saints ? Dire qu’un homme a d’autant plus besoin d’être relevé qu’il est tombé plus bas, parce qu’il reste un homme, c’est le langage de l’Eglise qui relève – le plus possible – et punit – le moins possible. Dire qu’un homme ne peut être au-dessous d’un autre homme resté debout, c’est le langage des pharisiens de l’Evangile qui ne veulent pas s’abaisser vers la prostituée fautive, c’est le langage des droits de l’homme interdisant à la femme vertueuse d’être au-dessus de l’autre, l’empêche de la relever.

Les droits de l’homme sépareraient aussi l’homme du citoyen en déduisant autant de devoirs de celui-ci que d’avantages de celui-là. Mais qui ne voit qu’ainsi toutes les tricheries sont possibles, puisqu’on se proclamera à volonté citoyen pour faire entendre qu’on a accompli déjà tous ses devoirs, et homme pour faire admettre qu’on n’a pas encore reçu assez d’avantages. A moins qu’on ne réclame toujours plus de droits en tant qu’homme, et qu’on impose toujours plus de charges aux autres, en tant qu’ils sont citoyens. Solidarité, ou fraternité, oblige.

L’Eglise peut-elle se taire devant une pareille tartuferie ? Elle le peut d’autant moins que si le droit est individuel, plus on donne à l’individu, plus il réclame. Plus l’Eglise dirait oui aux droits de l’homme ainsi développés, plus les droits de l’homme feraient dire non à l’Eglise.

Le droit n’est pas plutôt déclaré individuel qu’il est proclamé illimité.

De l’illimité dans le droit, et les droits de l’homme

Il y a dans l’homme quelque chose qui passe l’homme. Il y a dans l’humain quelque chose de divin. De l’infini dans le fini, ce n’est pas là une invention des droits de l’homme, c’est une conviction commune qui traverse les siècles, où l’on ne parlait pas de ces droits, ne de la dignité infinie de la personne humaine.

Et bien que l’homme ait été alors conçu comme étant à l’image et à la ressemblance de Dieu, on n’en a pas déduit pour autant que le droit, propre aux hommes était une chose sans borne, ou illimitée.

Bien plus, le droit, le « jus a justitia » 6 des Romains était, par définition, une limite, c’est-à-dire un rapport entre deux hommes attributaires de deux parts dans un ensemble appelé cité. Le droit était alors essentiellement limité, et doublement limité : et par les limites de la cité au sein de laquelle ce partage avait lieu – on ne peut parler de parts de gâteau, on ne peut découper celui-ci que s’il est borné – et par les capacités à recevoir, des hommes à qui on remettait ces parts. Mais aussi le droit était limitatif : une part est évidemment finie, une part infinie serait un non sens.

Tout au contraire, si l’on fait du droit ce qui est tiré de l’individu, de sa volonté, de ses besoins, de ses désirs, non seulement il n’y a plus de bornes possibles que d’un côté, celui de l’individu duquel on part comme du seul point fixe et certain, mais encore plus on lui ajoute de pouvoirs, de libertés, de richesses, de droits, plus il en manque et plus il en réclame.

De lui-même, le droit individuel ne s’arrête jamais. Il faut donc l’arrêter de l’extérieur et par contrainte, en le forçant à coexister avec d’autres droits individuels d’eux-mêmes aussi illimités. Et c’est pourquoi les droits de l’homme et du citoyen ne sont rien sans la loi pour les déclarer, sans l’Etat pour les limiter et les faire respecter. Bref ces droits ne sont rien sans l’Etat de droit. Des droits-pouvoirs de 1789 aux droits-créances de 1948, on passe sans solution de continuité.

Dans la théorie des droits de l’homme, la propriété est d’elle-même illimitée, sauf les limitations qu’elle reçoit de la loi. On peut, par là, justifier aussi bien, selon les circonstances, le libéralisme le plus sauvage que le socialisme le plus étendu. Et c’est ce qu’historiquement on a vu se succéder, au moins en France.

Dans la théorie des droits de l’homme, la famille est d’elle-même illimitée, en ce qu’elle est cela seulement qui sert la volonté de jouissance des individus, mais que la loi vient limiter pour empêcher ce qui serait des débordements ou de l’auto-destruction. Que les circonstances rendent acceptables ces débordements, voire souhaitable cette auto-destruction, les droits de l’homme s’en trouveront plutôt confortés que réfutés.

Dans la théorie des droits de l’homme, la loi – ou l’Etat puisque c’est toujours la loi de l’Etat – est illimitée. Elle peut tout interdire et tout permettre. Rien en dehors de ce qu’elle permet ne saurait être interdit. Rien de ce qu’elle interdit ne saurait être autorisé. La loi qui permet l’avortement, et la loi qui interdit les entraves à l’avortement ne sont pas contraires aux droits de l’homme mais conformes à eux. Tant du moins que les circonstances font prévaloir cette interprétation là, qui n’est pas nécessaire, mais qui n’est pas impossible.

Comment l’Eglise pourrait-elle avaliser une pareille ambiguïté ? Comment pourrait-elle rester indifférente devant une conception qui accorde tous les droits sur le papier, mais peut les restreindre et les annuler tous dans la vie ? Au nom des droits de l’homme, la mère aurait le droit d’avorter, et l’enfant conçu seulement le droit de se taire ?

Ce serait plus qu’un crime, ce serait une faute contre la logique, ce serait contradictoire.

Ce serait demander à l’Eglise de calculer la surface d’un cercle dont le rayon est inconnu et inconnaissable.

Forme sans contenu assignable, un droit qui est principalement individuel, et qui est illimité, ne peut être qu’une forme pure.

De la forme pure du droit, et des droits de l’homme

Tous, nous aspirons à un droit qui ne serait que juste, à une législation, à des sentences, à des usages qui seraient purs de toute injustice et de toute corruption.

Mais ce n’est pas de cette pureté là qu’il est question dans les droits de l’homme, ainsi que l’ont bien vu Burke et Marx. Il s’agit de déduire formellement de l’humanité et de la citoyenneté de quelque homme que ce soit, un ensemble de pouvoirs dont le contenu et les effets sont entièrement livrés à sa volonté ou à sa liberté. Peu importe l’usage qui en est fait. Seule compte son inscription dans la loi, et sa conformité à la loi positive humaine.

Tout est permis au titulaire des droits de l’homme et du citoyen, sauf de mettre en doute, sauf de supprimer la souveraineté de cette loi positive et l’intangibilité de ladite Déclaration.

Supprimée la supériorité de la loi divine ou de la loi morale sur la loi humaine. Supprimée par conséquent la référence possible au bien et au mal, au juste et à l’injuste, des décisions humaines. La fin du droit comme « ars boni et aequi » 7 est récusée, au profit du service de l’individu, au profit de la logique de l’individu. Cet individu peut tout ce que lui permet ou lui commande la loi positive, il ne peut rien contre elle.

L’art du droit n’est plus qu’une technique tendant à concilier l’utilité de l’individu et la conformité à la loi. Le droit devient l’école du formalisme.

Formel est le droit de propriété, énoncé et même répété, dans la Déclaration de 1789, non seulement parce qu’il ne profite qu’à ceux des individus qui sont déjà dotés au fond, aux riches, mais encore parce qu’il peut s’appliquer autant à un propriétaire dit public qu’à des propriétaires dits privés. Ce droit ne garantit nullement les pauvres contre les abus des riches, au contraire, il les provoque en privant les pauvres de tout recours autre que de s’enrichir légalement. Ce droit ne prémunit en aucune façon contre les expropriations, comme l’ont vite appris à leurs dépens, dès 1789, le clergé, la noblesse, les communaux, les corps… il les autorise toutes par avance, à condition d’être accomplies selon les formes de la loi.

Formelle est la liberté, que ce soit la liberté d’expression ou la liberté de conscience. Donner la liberté d’expression à quelqu’un qui n’a pas les moyens matériels ou intellectuels de se faire entendre, qui est privé des moyens matériels ou intellectuels d’apprendre, qui ne sait ni quoi dire ni à qui le dire, c’est donner un verre vide à quelqu’un qui réclame à boire. Restreindre, en outre, cette liberté d’expression à ce qui ne portera atteinte ni à la Constitution ni à la Déclaration, quand celles-ci sont solennellement réputées nécessaires et suffisantes à tout, c’est ôter de la main gauche ce qu’on vient de donner de la main droite.

Confier la liberté de conscience à tout homme, à condition qu’il ne mette en doute ni la Déclaration ni la Constitution, et qu’il reçoive l’essentiel de son savoir d’un Etat qui, lui-même, est souverain, formellement, pour tous les problèmes de conscience, ce n’est pas la libérer, c’est la vider de tout ce qui est important pour la remplir de tout ce qui est légal.

Accorder le droit de « résistance à l’oppression » quand on vient de dire que la loi est, par nature, non oppressive, et que seule elle est apte à dire ce qu’est l’oppression, ce n’est pas donner le pouvoir aux baïonnettes des particuliers, c’est opposer le fourreau des épées privées aux fusils chargés de l’Etat souverain. Les Vendéens en savent quelque chose.

Alors, à quoi servent ces droits de l’homme et du citoyen, qui promettent tant, et tiennent si peu ? Pourquoi leur succès universel, même avant 1948 ? Et pourquoi l’Eglise qui n’est pas dupe, qui n’a jamais été dupe de leur formalisme, cherche pourtant à les rejoindre ?

Ne serait-ce pas qu’ils ont un statut épistémologique qui les apparente à une théologie et que l’Eglise, faute de faire admettre le droit de sa théologie, s’efforce d’instiller sa théologie dans le droit, dans ces droits de l’homme ?

Le statut juridique des droits de l’homme

Il n’est pas rare de vouloir corriger les inconvénients signalés ci-dessus des droits de l’homme, en leur opposant les droits de Dieu. Mais si les droits de l’homme sont individualistes, illimités et vides, on ne voit pas comment les droits de Dieu ne le seraient pas tout autant, et sans rien corriger, ne risqueraient pas plutôt de dogmatiser une théorie des plus contingentes ?

Parfois, on préfère alléguer les devoirs de l’homme et du citoyen pour les superposer aux droits de l’homme et du citoyen, et les amender. Mais c’est oublier que les droits de l’homme viennent des devoirs de l’homme, grâce notamment à Grotius et Pudendorf, et que le premier droit de l’homme est un devoir, celui de penser à soi en tout et pour tout.

C’est pourquoi, il paraît préférable de s’interroger sur le statut même de la Déclaration, celle de 1789 ou celle de 1948. Cela aidera à voir, non pas tant le sens de tel ou tel mot, « propriété », « liberté », « devoir », « égaux », qui figure dans ce texte que son esprit général, son inspiration fondamentale.

L’intitulé et le Préambule de la Déclaration de 1789 nous conduisent, presque d’eux-mêmes, à nous poser trois questions ; avons-nous affaire à un texte déclaratif ou à un texte constitutif ? C’est la première question. Est-ce un dit seulement humain, écrit par des hommes, ou un dit proprement divin – de l’Etre Suprême – comme les logia, les verba, que les Evangiles rapportent du Christ ? C’est la seconde question. S’agit-il d’une « déclaration » ou d’une dissimulation ? Ce sera la troisième question.

Un texte déclaratif ou constitutif ?

On connaissait jadis deux théories du sacre des rois de France. Il y avait la théorie constitutive, la première en date, celle d’après laquelle le sacre constituait le roi. A la mort de son père, le fils n’était pas roi tant qu’il n’était pas sacré. Le sacre faisait le roi. C’était la pensée de Jeanne d’Arc. De là découlaient de graves inconvénients : inter-règne propice aux révoltes des Grands, intermède fatal à la continuité du service de la chose publique.

Il y eut, pour parer à ces inconvénients, une seconde théorie élaborée à partir des XIV-XVe siècles, d’après laquelle le sacre n’est que déclaratif du roi : nulle solution de continuité entre la mort du père et l’accession au trône du fils. « Le roi est mort, vive le roi ! » est le cri qui exprimait et résumait cette pérennité.

Eh ! bien, en 1789, la même dualité de théories se retrouve.

Il y a bien sûr, une « Déclaration » qui ne fait qu’ « exposer » des « droits naturels ». Autant dire qu’on reconnaît un état de nature, ou de « droits naturels » « inaliénables et sacrés », antérieurs à toute intervention humaine, indépendants de toute contribution positive, ou de toute adjonction de droit positif. Cette déclaration ne fait qu’ôter des obstacles que la malice des hommes, « la corruption des gouvernements », ont élevés entre la nature et les hommes. En ce sens, la « Déclaration » n’ajoute rien à ce qui est déjà, elle enlève un vêtement, elle met à nu l’ « homme », le « citoyen », la « société ». Enfin la nature se dévoile à nos yeux !

En un autre sens, la « Déclaration » vient des « représentants du peuple français » qui se sont « constitués en Assemblée Nationale » et vise « au maintien de la Constitution » dont les représentants vont doter sous peu le peuple français. Ici, ce n’est plus la nature qui parle, ou qui se dévoile. Ce sont les hommes qui élèvent, qui construisent quelque chose au-dessus de la nature, entre la nature et les hommes, à savoir « l’homme » et le « citoyen ». Et alors ce n’est pas la nature qui est à l’origine de quoi que ce soit, c’est « l’Assemblée Nationale », c’est la « nation » dans ses « représentants ». Non seulement la nation ne s’efface pas, comme tout à l’heure, devant la nature, mais encore elle supplante la nature comme origine.

Est-ce la déclaration de ce qui est dû à la nature ? On se demandera d’où vient que des hommes comme les autres puissent parler pour ne rien dire, pour dire qu’il n’y a plus rien à dire, puisque la nature, le droit naturel suffisent.

Est-ce constitution de ce qui est dû à la nation ? On se demandera d’où vient que des hommes comme les autres puissent parler et créer en parlant, puisqu’avant qu’ils n’ouvrent la bouche, il n’y avait rien et qu’après, il y a quelque chose.

Cette ambiguïté, qui est cause de lutte entre les interprètes – pour les uns la propriété est naturelle, comme la société, comme la liberté, tandis que pour les autres la propriété est constituée, comme la société, comme la liberté – cette ambiguïté suffirait à rendre l’Eglise méfiante, car elle n’aime pas ce qui divise. Mais il y a une autre ambiguïté, plus grave et qui s’oppose directement à l’Eglise : c’est de savoir si on a affaire à un énoncé humain, ou à un énoncé divin.

Paroles d’hommes ou paroles de dieux ?

Assurément, ce sont des Français qui parlent aux Français en 1789, comme à Londres en 1940. Matériellement. Formellement, cette Déclaration s’adresse à l’homme en général, à l’homme universel et elle revendique tous les caractères de la parole de Dieu.

Les droits de l’homme sont « sacrés », parce que la parole qui les énonce est elle-même sainte. Et cette parole qui révèle, sans rien ajouter, sans rien retrancher à la nature, cette parole qui dit moins la nature qu’elle n’est la nature et le droit naturel, s’apparente de si près à la parole créatrice qu’elle se confond avec elle.

Ce texte dévoile ce qui était caché depuis des siècles : c’est une espèce d’apocalypse, et l’apocalypse vient évidemment de Dieu. Ce texte lave les souillures qui défiguraient le genre humain et lui restitue sa pureté originelle, naturelle : c’est une parole sacramentelle. Les auteurs de ce texte ne se présentent pas comme énonciateurs de signes, distincts de ceux-ci et les relativisant ; les signes qu’ils profèrent ne s’ajoutent pas à la nature, ils lui sont transparents. Il n’y a donc pas, à côté des messagers, un message et la chose à transmettre. Tout est confondu au point qu’on ne saurait être homme, restitué dans sa splendeur originelle si on ne reçoit pas, comme venant de Dieu, ce texte qui est plus qu’un texte. Si l’on préfère l’interprétation constitutive de la Déclaration, on arrivera aux mêmes conséquences : la parole qui inaugure absolument une ère nouvelle ne saurait être que divine ; la parole fondatrice est l’analogue de la parole créatrice. Comme celle-ci, ce qu’elle dit n’est pas signifié, mais signifiant. Ce n’est pas un signe qui requerrait une référence. C’est la référence dont auront désormais besoins tous les signes humains.

Restauratrice ou instauratrice, la Déclaration des droits de l’homme se présente comme une référence en tout nécessaire et en tout suffisante. De même, et en conséquence, les droits de l’homme n’ont pas besoin de référence. Ils sont désormais la référence, c’est-à-dire que les droits dont il est fait mention dont il est fait mention sont la référence de toute justice, « l’homme » dont il est fait mention, aussi, et aussi le « citoyen ».

Bref si les droits de l’homme sont susceptibles d’être référés à l’Eglise, celle-ci peut les admettre, car elle peut les interpréter. Mais sinon, elle ne peut que les rejeter. Ou plutôt, ce sont eux qui la rejettent comme concurrente, évidemment déloyale, de l’Assemblée nationale ; Et c’est très logiquement qu’ils feront interdire les vœux religieux.

Mais alors, qu’est-ce que la liberté qui conduit à en empêcher l’exercice dans son objet le plus saint ? Où est le vice caché ?

Une déclaration ou une dissimulation ?

En 1948 autant qu’en 1789, le texte des droits de l’homme se présente comme une déclaration, c’est-à-dire comme un monument de franchise, et de fraîcheur naïve, naturelle.

Mais sans même parler de la redoutable obscurité du mot « déclaration », puisqu’on ne sait si c’est une déclaration d’amour ou une déclaration de guerre, il est aisé de constater que ses auteurs ont commencé, en 1789, par une immense dissimulation : députés du clergé, de la noblesse, du Tiers-Etat, mandatés par leurs électeurs locaux de la manière la plus impérative, ils ont renié leurs commettants, ils se sont auto-proclamés, auto-institués représentants de la nation, membres de l’Assemblée nationale.

Ce geste singulier a eu pour effet immédiat d’interdire à quiconque de savoir à qui on avait affaire. La nation, nul ne l’a jamais vue. Les représentants de la nation, nul ne peut les connaître, car ils ne viennent pas d’elle, c’est elle qui vient d’eux. La contre-preuve en est dans le roi qui représentait le royaume. On peut couper la tête au roi, on ne peut pas couper la tête à une abstraction qui, de surcroît, est sacrée.

Mais ce sacre lui-même, est-il déclaré ou est-il dissimulé ? Est-il comparable à celui de Reims, ou n’en est-il que l’inversion ? Fait-il voir le mieux possible la nature de la principauté et la personne du prince, ou les dissimule-t-il sous les apparences de l’égalité générale ?

Si tous les hommes sont « égaux en droits », aucune autorité ne peut surplomber l’un d’entre eux : « nul corps, nul individu », pas même celui qui émanerait « expressément » de la nation ne peut « exercer d’autorité », contrairement à ce qu’affirme l’art. 3. Car on ne voit pas comment la nation pourrait acquérir de la part des hommes ce qu’ils n’ont pas, ni conférer aux hommes la moindre autorité, le moindre pouvoir, sans les rendre inégaux en droits.

Or, ils « sont et demeurent égaux en droits », dit-on à l’art. 1. Mais est-ce là aider à les connaître, aider à les situer, à les appeler chacun par ce qu’il est ou par ce qu’il a, par ce qu’il fait ou par ce qu’il a fait, ou est-ce empêcher de les connaître autrement que par la même et invariable désignation, « homme » ou « citoyen » ? Habite-t-on alors le pays de la ressemblance, où chacun a sa personnalité, son caractère, ses différences d’avec ses voisins, parce que tous ressemblent à quelqu’un d’autre qui leur sert de modèle et dont l’originalité est inépuisable, Dieu ? Ou habite-t-on le pays de la dissemblance, in regione dissimilitudinis, dit saint Augustin de ce pays de péché où se perdait le fils prodigue, pays qui se confond avec n’importe quel autre pays, pays où le meilleur des habitants n’est pas distingué du pire, où le héros n’a pas plus de droits, plus de reconnaissance sociale que la crapule ?

Si les droits de l’homme et du citoyen conduisent au pays de merveille, l’Eglise ne saurait qu’applaudir tout en demandant à voir. Mais s’ils conduisent au pays du chaos et de la dissimulation, elle ne peut qu’appeler ses fils prodigues à en revenir.

L’Eglise n’est pas plus pour les droits de l’homme que contre. Elle est favorable aux droits de l’homme quand ils sont bien et justement interprétés. Elle leur est hostile quand ils sont mal et injustement interprétés. Cela veut dire qu’elle ne prend pas parti dans les institutions humaines en tant que telles. Elle s’accommode de toutes celles qui respectent et font respecter le bien et la justice, même si peu que ce soit.

Ce n’est pas du contorsionisme. C’est sa mission de tout juger par rapport au divin, et par référence au bien et à l’équilibre dans le bien : ars boni et aequi, redisons-le bien avec les Romains, c’est cela le droit.

Chaque fois qu’une institution humaine procure le mal plutôt que le bien, c’est-à-dire détourne de Dieu, elle tâche de l’amender. Chaque fois qu’une institution humaine est déséquilibrée, cause de déséquilibre entre les hommes, elle essaie de la rééquilibrer. Par la manière douce d’abord. A défaut, et quand toutes les autres voies ont été épuisées, ne laissant plus que celle-là, par la manière forte. Si rien n’y fait, elle se laisse persécuter.

Les droits de l’homme devaient ouvrir une ère de liberté. On a emprisonné massivement pour les imposer.

Ils devaient rendre tous les hommes égaux. Mais loin d’empêcher le monopole étatique de l’enseignement, de la langue, de la justice, de la monnaie, de la religion, ils l’ont organisé, en ce sens qu’ils ont rendu certains hommes maîtres de cet Etat, de ce monopole, et fait devenir esclaves tous les autres.

Ils devaient faire régner la fraternité : ils n’ont empêché ni la Terreur jacobine, ni les terreurs rouges, ni les terreurs brunes, qui se rattachent à la première de la manière la plus étroite, car d’où viennent le nationalisme et l’internationalisme, le libéralisme et le socialisme ? Ils devaient empêcher toutes les guerres. Celles qu’on a déclarées et menées au nom des droits de l’homme furent-elles moins cruelles, moins longues, moins fréquentes que celles conduites au nom du roi ?

Les droits de l’homme ne sont qu’une théorie humaine parmi d’autres, susceptibles d’être critiquée comme les autres, susceptible d’être condamnée comme les autres. Cette théorie est critiquable plus que d’autres, tant qu’elle reposera sur le nominalisme et qu’en conséquence on fera du droit quelque chose d’individuel, et des droits subjectifs autant de pouvoirs creux, contradictoires et impossibles 8. Cette théorie est condamnable plus que d’autres à proportion que ses mauvais résultats l’emportent sur ses heureux effets.

Tant qu’on veut appuyer les droits de l’homme sur l’Eglise, on peut les interpréter bien. Mais si on veut appuyer l’Eglise sur eux, on ne peut plus les interpréter du tout. De référés, ils sont pris comme référents. C’est ce qui ne peut être admis.

S’ils reçoivent leur sens de la justice, on peut les recevoir, mais on peut s’en passer. S’ils prétendent imposer son sens à la justice, on ne peut que s’y opposer.

Si leur assise philosophique est solide, on peut les attaquer philosophiquement, ils résisteront. Si leur assise philosophique est fragile, on aura beau essayer de les sauver théologiquement, ils s’écrouleront. Autant vaudrait appeler carpe, un lapin, ou vouloir baptiser un singe.

Les droits de l’homme sont mortels, comme tout homme, comme toute civilisation, comme Léviathan 9. Et comme les champignons vénéneux. Seule la justice est immortelle 10.

François Vallançon (professeur à l’Université Paris II)

1

N° 91, février 1999, pp. 20-27.

2

Sénèque, Médée, II, 2, 199.

3

Digeste, I, 1, Ulpien, 10.

4

Maurice Duverger, Constitutions et documents politiques, PUF-Thémis, 1960, p.299.

5

Ovide, Métamorph. II, 553, cité en épigraphe à L’Esprit des Lois.

6

Le droit vient de la justice. Dig. I,1, 1, 1.

7

Le droit est l’art du bon et de l’égal, de procurer le bien et l’équilibre, Dig. I, 1, 1, 1.

8

« Creux », car un chômeur n’a pas besoin d’un droit au travail, mais d’un emploi ; « contradictoires » car on réclame le droit à la mort autant que le droit à la vie ; « impossibles » car un cancéreux n’a que faire d’un droit à la santé.

9

Hobbes appelle son Léviathan un « dieu mortel ».

10

Sup. I, 15.