Article tiré du numéro 5 de la revue Civitas (juin 2002) : Les corps intermédiaires.

Sommaire

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Un faux corps intermédiaire est forcément défectueux au niveau d’une au moins des quatre causes de cette réalité naturelle qu’est le véritable corps intermédiaire. Examinons plus en détail.

Faux corps intermédiaires par défaut d’une autorité appropriée

Quelle est la cause efficiente, autrement dit quelle est l’autorité qui préside au bon fonctionnement d’un corps intermédiaire ? 1

Il ne peut s’agir que d’un des acteurs du domaine social et par suite d’un simple citoyen, d’une famille ou d’une institution appartenant à ce domaine. Sous cet angle on comprend facilement que la CPAM, trivialement nommée Sécurité sociale, ne puisse être considérée comme un corps intermédiaire. Sa cause efficiente est en fait l’Etat. « Comment parler de corps intermédiaire quand l’Etat se pose comme l’intermédiaire obligé entre les particuliers …et lui-même ? » 2

Mais à ce niveau le mal est plus grand qu’on ne le pense : dans de nombreuses institutions, principalement professionnelles, l’Etat s’est vu supplanté par la finance anonyme et vagabonde. L’évolution souhaitée des entreprises nationalisées vers la privatisation s’est en réalité traduite par leur mondialisation. Les exemples abondent et il faudrait citer presque toutes les anciennes entreprises nationalisées en commençant par la Banque de France. Corps « intermédiaires » certes, si l’on tient à conserver cette dénomination, mais intermédiaires entre le simple particulier et …le gouvernement mondial ! 3

Faux corps intermédiaires par défaut d’une finalité appropriée

Quelle est la finalité, la cause finale d’un corps intermédiaire ?

Deux écoles s’affrontent sur ce sujet décisif qui devrait pourtant être sans équivoque. L’école thomiste à la suite de saint Augustin et de saint Thomas soutient que la finalité des corps intermédiaires est le bien commun temporel. De leur coté les personnalistes défendent la thèse de Jacques Maritain : les corps intermédiaires sont pour la personne. Cette théorie très proche de l’idéologie des droits de l’homme, est subversive de tout ordre politique. Même si un examen rapide peut laisser croire à un doctrine libérale, elle conduit en fait au soft-totalitarisme. 4

Pour saint Thomas, auquel nous revenons maintenant, « il est manifeste que toutes les parties sont ordonnées à la perfection du tout ». Et l’Aquinate insiste « le tout n’est pas pour les parties, mais les parties pour le tout » 5. Comprenons bien que le tout dont parle ici saint Thomas est l’Etat poursuivant le bien commun et non pas l’Etat moderne. Par voie de conséquence il existe une différence entre le domaine du tout qui est le domaine politique et celui des parties qui est le domaine social.

Que faut-il en déduire pour ce qui nous préoccupe ici ? Les partis politiques qui sont des acteurs du domaine politique, ne peuvent faire simultanément partie du tissu social constitué par les familles et les groupements subsidiaires.

Par ailleurs les sociologues montrent la proche parenté qui existe entre les groupes de pression et les partis politiques dont nous venons de parler. La distinction est subtile puisque nous dit un expert en la matière « les groupes de pression cherchent à influencer les hommes au pouvoir, mais non pas à mettre au pouvoir leurs hommes…du moins officiellement… » 6

La recension des groupes de pression pourrait faire partie de travaux pratiques éducatifs et utiles. On pourrait probablement y inclure les médias, les lobbies, les syndicats de masse, le syndicat de la magistrature, etc.

Pour nous résumer, ni les partis politiques, ni les groupes de pression ne sont donc de véritables corps intermédiaires. 7

Quelles est la cause formelle d’un corps intermédiaire ?

Si le trait dominant de l’ordre social est sa complexité 8, est-il bien utile, est-il raisonnable d’aller jusqu’à se pencher sur la structure interne des corps intermédiaires ? Même Michel Creuzet dans son maître-livre n’a pas jugé indispensable de pousser l’analyse jusqu’à ce stade. Et pourtant Jean Madiran, en politologue avisé, conseille vivement à ceux qui voudraient se dispenser de ce travail délicat d’abandonner « toute prétention ou toute responsabilité dans le domaine de l’action organisée » 9. Voilà qui est parler ! En effet explique-t-il « rien ne ressemble davantage – de l’extérieur – aux corps intermédiaires que les sociétés de pensée : mais celles-ci sont radicalement le contraire de ceux-là. »

Comment distinguer véritable corps intermédiaire et société de pensée 10 ? On cherchera en vain dans la suite de l’article de Jean Madiran les critères de cette distinction fondamentale. Tout simplement parce qu’il avait déjà traité antérieurement de ce problème dans un document resté célèbre, intitulé Structures et techniques des sociétés de pensée 11. Développer cette thèse sortirait du domaine de l’épure de notre article, mais nous conseillons néanmoins aux personnes visées ici pour avoir quelques responsabilité dans le domaine de l’action organisée de s’y reporter. 12

Ainsi de nombreux corps intermédiaires ne sont en réalité que des sociétés de pensée et il paraît vital dans l’action politique d’opérer cette distinction.

Dans cette optique et pour ceux qui débutent en analyse politique, nous conseillons un travail de critique textuelle à partir des statuts de l’institution sur la sellette, dont on se demande s’il s’agit d’un corps intermédiaire ou d’une société de pensée. En effet de nombreux groupements subsidiaires se sont constitués en conformité avec la loi du 1° juillet 1901 sur les associations. Par suite ils ont adopté, sans chercher plus loin, les statuts-types qui sont proposés en préfecture. Et par voie de conséquence ils ont créé un groupe de finalité irréprochable, mais de forme démocratique, autrement dit une société de pensée 13.

Conclusion

A ce compte là, me direz-vous, les véritables corps intermédiaires ne seront pas légion aujourd’hui dans notre pays. N’exagérez-vous point quelque peu ? Mais précisément une société malade du libéralisme n’est pas une société où les individus libéraux abondent tout particulièrement, pas plus qu’une société communiste n’est une société dont tous les citoyens sont communistes. En réalité le libéralisme gangrène jusqu’aux structures mêmes de la société et forcément aussi les corps intermédiaires. Ces derniers sont remplacés par des produits de substitution, de faux corps intermédiaires, ne laissant subsister que les apparences du libre engagement de leurs membres.

Il conviendra donc de se méfier du « péché mignon des partisans de l’ordre social en général, qui ont peut-être présents à l’esprit les grands principes, mais qui n’accordent que peu ou pas du tout d’intérêt au changement des conditions, aux destructions profondes dans la société contemporaine, dont par ailleurs et sous d’autres aspects ils dénoncent méthodiquement les tares. » 14

Yves Chrétien

1

Sur les causes de la réalité naturelle cf. Civitas n° 1, 2 et 3 respectivement pages 17, 15 et 23

2

Creuzet Michel : Les corps intermédiaires éd Cercles st Joseph 1964 p 96

3

On argue souvent de l’existence de nombreuses PME, véritables corps intermédiaires, qui contrebalancerait l’influence des multinationales et de la grande distribution ; mais il faut bien voir que nombreuses d’entre elles sont au service de ces mêmes multinationales qui les obligent à quitus.

4

Les personnalistes développent souvent leur pensée à partir d’une vision anarchiste du principe de subsidiarité qu’ils déconnectent complètement du principe de totalité et donc de la saine autorité de l’Etat poursuivant le bien commun.

5

Kéraly Hugues : Explication de la Préface à la politique de st Thomas éd NEL 1974 p 62

6

Duverger Maurice : Sociologie politique éd PUF 1966 p 441

7

Outre leur appartenance au domaine politique les partis et groupes de pression sont souvent tout simplement aux ordres de l’oligarchie en place.

8

Creuzet Michel op cit p 55

9

Madiran Jean : Le groupe pilote animé par Jean Ousset in Itinéraires n°102

10

Les sociétés de pensée ne sont pas des sociétés où l’on pense, ce sont des sociétés créées arbitrairement par la pensée. Nuance ! On peut utiliser à la place de ce terme breveté par l’usage un lexème composé nettement plus éducatif, à savoir « groupe démocratique ».

11

Madiran Jean : op cit in Itinéraires n°79

12

Il existe un court résumé de la thèse de Jean Madiran in Le modernisme hier et aujourd’hui de François Desjars éd AFS p 75

13

Les citoyens ignorent souvent que l’on peut constituer une association conforme à la loi de 1901 tout en échappant au carcan du statut-type, en utilisant son article 2 : « Les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable, mais ne jouiront de la capacité juridique que si elles se sont conformées aux dispositions de l’article 5. » Sur ce sujet on se reportera utilement à L’action au crible de la Charité de Adrien Loubier éd SJDA 2000 p 68

14

In Catholica n°75 p 8