Article tiré du numéro 7 de la revue Civitas (décembre 2002) : La personne.

Sommaire

{mostoc}

Le management est largement parasité par l’idéologie. Celle-ci transforme l’économie, la science et la technique en entités vivantes et indépendantes dont le développement –réputé inexorable- s’effectue selon des lois qui s’imposeraient à tout être sensé. Pour finir, l’économie définit l’époque où nous vivons et s’octroie le droit de remettre en cause les institutions et les bases de la société. A cette situation ne correspond actuellement aucune critique chrétienne du management.

Définissons tout d’abord le management comme l’ensemble des principes qui président à l’organisation des entreprises. Ils touchent pour l’essentiel aux domaines des relations humaines, de l’organisation technique et de la stratégie d’entreprise.

Partons du constat qu’il n’existe pas de critique chrétienne du management. La doctrine sociale de l’Eglise édicte les principes moraux qui doivent conduire l’action des responsables d’entreprises ainsi que des responsables politiques. Mais elle nous laisse le soin de reprendre ces principes pour examiner le détail des diverses tendances du management. Elle doit nous inciter à en regarder la nature, la portée et les limites afin de trier les faux principes de ceux qui demeurent sains. La doctrine sociale nous fournit un cadre, nous permettant d’exercer notre discernement. Nous n’avons rien à inventer, mais il nous reste à travailler.

Il existe bien des critiques du management. Elles ne nous sont toutefois d’aucun secours, car elles accusent une lourde charge idéologique très éloignée du christianisme. Ce qui nous importe, c’est de promouvoir une critique chrétienne. A quoi peut servir une telle critique ? Répondons à cette question par d’autres questions : Est-il longtemps possible de garder la foi catholique tout en vivant dans un milieu où prévalent des principes anti-chrétiens ? Oui, à la condition d’identifier ces principes et de s’en préserver. – Est-il longtemps possible de garder une conception catholique de la vie et de la destinée humaine en admettant certaines théories sur l’évolution sociale et sur le comportement contraires à la Foi ? (Nous pensons à quelques théories de la Nouvelle Communication ou à d’autres se rapportant plus généralement au « développement de soi »). Evidemment non, à moins de devenir schizophrène.

Allons plus loin : de temps à autre circule le bruit que certaines sectes se sont infiltrées dans le monde du management. A preuve cet article du Monde du 18 septembre 1996 qui épinglait « Landmark Education ». Mais l’article pèche cruellement par l’absence de critères : en quoi les théories diffusées par Landmark ou par l ‘Eglise de Scientologie sont-elles sectaires ? Nous ne le saurons jamais. Comme exemple de résistance à l’emprise des sectes sur la formation, l’article cite la Chambre Syndicale des Professionnels de la Formation qui porte dans son règlement intérieur l’obligation pour ses adhérents de « respecter la liberté de pensée de chacun en s’interdisant tout prosélytisme spirituel, politique ou autre ».

Bigre ! Tout un programme. Interrogeons-nous toutefois : « respecter la liberté de pensée de chacun en s’interdisant tout prosélytisme spirituel, politique ou autre », n’est-ce pas renoncer à démasquer les erreurs ? C’est en tout cas placer la liberté au-dessus d’une possible vérité, c’est prôner surtout une pensée soucieuse de liberté, sceptique quant à la notion même de vérité. N’est-ce point là un des fondements de la pensée sectaire ? N’est-ce point là l’antichambre maçonnique de la tyrannie de pensée, qui permet tout, sauf d’avoir des convictions ? Qui permet de penser, à condition de ne pas aller au bout de sa pensée, à condition de ne pas vouloir aller jusqu’à la notion de vérité.

Nous voyons par cet exemple la nécessité d’une critique solidement ancrée sur le sol catholique, car les critiques qui prévalent actuellement se servent des dysfonctionnements pour fourguer un peu plus leur propre idéologie.

Sortons de ce bourbier et dégageons un premier critère : le management ne doit pas être inféodé à une idéologie. C’est-à-dire au monde des idées qui ne reposent pas sur le réel, mais sur d’autres idées. L’idéologie sert à créer un pouvoir et un contrôle sur les intelligences. Morale chrétienne oui ! Idéologies, non !

Contrôle par le parasitage idéologique de l’économie

Le développement de la production et des échanges économiques doit garantir la survie de la société et apporter un certain bien-être (cela, nous ne le remettons nullement en question). De ce développement dépend la jouissance de biens tels que les congés payés, la voiture, l’ordinateur personnel, les appareils électro-ménagers, sans oublier la télévision (il y a déjà là peut-être quelques excès). L’expansion économique signifie le bonheur ici-bas et donc le progrès. En faisant la preuve de sa capacité à produire, l’économie libérale veut démontrer que la condition humaine dépend de l’activité humaine, que l’homme n’a besoin d’aucun secours divin, que l’homme se suffit à lui-même. C’est ce qu’elle nommera émancipation (l’idéologie est à l’œuvre !). Dans la mesure où l’expansion économique signifie le bonheur du genre humain, il est criminel de vouloir la mettre en question. Qui ne voit que, de moyen, l’expansion économique est devenue une fin en soi ? Or, une fin en soi n’a pas à être finalisée. L’Economie s’écrit désormais avec une majuscule. Elle a ses propres loi, ses propres exigences, qu’il convient de respecter. Bref, à quel moment l’économie a-t-elle quitté son statut de servante pour devenir cet être mystérieux qu’il convient de servir ?

Les échanges internationaux, corollaire du développement économique, ont atteint un tel stade de complexité que seuls les spécialistes tentent de s’y retrouver. Prenons un exemple. Un agriculteur qui fait naître les veaux est un « naisseur ». Il ne les élève pas. Ses veaux sont ramassés et vendus en Italie pour y être élevés. Puis ils reviennent en France pour la consommation. On explique la complexité par la nécessité et la nécessité par la complexité. « Pourquoi est-ce nécessaire ? – C’est très compliqué. Aujourd’hui, il serait suicidaire de vouloir faire autrement. » Cette complexité du circuit de l’élevage des veaux est expliquée par le nécessaire développement des échanges, dans un contexte extrêmement complexe Cela donne à l’économie son autonomie. Elle se développe soi-disant selon ses propres lois qu’on ne remet plus en question. L’économie s’écrit avec un grand « E ». Elle est personnifiée. On ne discute pas l’économie, on s’y soumet. Le parasitage de l’économie par l’idéologie a pour fonction de créer un pouvoir afin d’exercer un contrôle sur les intelligences. Cela va jusqu’au terrorisme intellectuel. Exemple : si tu sors de l’Europe, tu meurs !

Parasitage idéologique de la science

La science et la technique subissent le même parasitage La production économique dépend de la science pour assurer son renouvellement et son expansion continue. La science est donc devenue le fondement, l’alibi, la justification de la valeur ajoutée. Plus les produits dépendent des progrès scientifiques et plus la science vient coïncider avec les intérêts sociaux. C’est ainsi que l’agriculture accroît ses rendements par les manipulations de la bio-génétique. Les maladies ou les accidents qui s’en suivent légitiment toujours la Science à laquelle on demande de garantir la santé. On ne discute donc plus la science : on s’y soumet.

On voit également le rôle de référence (et non de moyen) que joue la science dans le développement des outils informatiques. La science donne un pouvoir, c’est certain. Dans la mesure où certains utilisent et développent ce pouvoir, et d’autres non, il y aura des gagnants et des perdants. Il faut dès lors suivre et adopter les développements informatiques. On ne discute plus la science, on s’y soumet.

Bref, la science comme l’économie échappent désormais à leur statut de servantes. Elles, qui devaient servir en tant que moyens pour aider l’homme à accomplir sa destinée temporelle et spirituelle, se situent maintenant au-dessus de l’homme. Elles ne servent plus de moyen : elles sont devenues des références. Elles sont devenues des entités indépendantes, des entités majusculaires (comme dit Marcel De Corte). Elles sont personnalisées, hypostasiées. En fait et en vérité, elles subissent un parasitage idéologique.

La pensée contemporaine se représente la Science et l’Economie sur un axe temporel de progrès. A celui qui ferait remarquer qu’il n’est pas très normal que la croissance économique apporte le chômage et la précarité de l’emploi, on expliquera que tout cela est une question d’époque. L’époque présente marque une mutation importante par rapport à l’époque passée. Cette mutation doit s’accompagner d’un changement de mentalité. Le chômage, la peur de perdre son emploi atteste simplement une inadaptation à l’époque présente, un retard dans le changement des mentalités. Autrement dit : la norme est le développement économique dans la forme qu’on lui connaît. C’est une donnée première. L’économie n’est pas responsable du chômage. Ce sont les mentalités arriérées qui en portent la responsabilité.

Le management dans l’entreprise est largement conditionné par cette idéologie. A celui qui voudrait s’y soustraire, nous conseillons de le faire d’abord individuellement, mentalement. L’essentiel est de préserver son être chrétien. Nous lui déconseillons de s’exposer publiquement devant les cornes du taureau. Cela ne lui servirait à rien. Mais continuons notre analyse.

Contrôle des institutions et des structures naturelles de la société par la lutte idéologique

Le mouvement révolutionnaire libéral consiste à s’opposer aux institutions au nom de l’individu qu’il est censé défendre. Un modèle nous est donné dans la suppression des corporations, par les décrets du Baron d’Allarde en 1791.

Ne nous étendons pas sur les corporations, corps intermédiaires très organisés, dotés d’un rôle social important (assurance maladie, retraite, etc.) Civitas l’a déjà fort bien rappelé. Simplement, cette sorte de propriété de métier exercé par les corporations gênait le libéralisme.

La suppression du droit d’association, l’interdiction absolue de groupements professionnels jusqu’en 1884, illustrent bien le principe du libéralisme qui n’a jamais fait bon ménage avec les institutions.

Le point de litige porte sur l’essentiel ; pour une société évoluée traditionnelle et d’inspiration chrétienne, les institutions ont pour rôle de garantir les valeurs sociales. A cette fin, elles régulent les relations entre les hommes. La relation économique, comme les autres relations, prend sa forme en fonction des directives émanant des institutions. C’est ainsi que les corporations organisaient à la fois la production et le marché.

Dans une société chrétienne évoluée, le cadre institutionnel pèse évidemment plus lourd que la relation économique. Dans l’ancien régime, il en résultait une limitation de la relation économique et du travail : le dimanche est jour de repos, les fêtes religieuses, fort nombreuses, sont chômées. En outre, les groupes sociaux divers entretiennent une attitude limitative vis à vis du travail. L’aristocratie ne travaille pas, certains travaux sont réservés aux femmes, d’autres sont réservés aux hommes, etc. Bref, les institutions restreignent le droit au travail.

La société libérale institue au contraire l’expansion constante du travail. Durant la révolution de 1789, les gens sont surveillés et persécutés s’ils ne travaillent pas le dimanche. Les prêtres réfractaires et les religieux sont traités de fainéants.

La raison principale de cette opposition vient de ce que, pour le libéralisme, la condition humaine dépend du travail humain. L’homme est autonome ; il se suffit à lui-même. Il n’a nul besoin d’institutions protectrices, ou de la grâce divine. L’homme est l’auteur de la société, de son cadre de vie, et pour finir il s’engendre lui-même. Mais tout cela, il ne le peut que par le travail qu’il faut donc libérer. L’expérience des 35 heures ne change rien à ce contexte prométhéen. Cette loi a été justifiée par le progrès humain et par le fait qu’il fallait travailler moins pour permettre à tous de travailler !

Analogie du sort actuel de l’Etat avec celui des corps intermédiaires de 1791

Dans la société libérale, c’est la relation économique qui pèse le plus lourd et ce sont les institutions qui doivent se plier aux exigences économiques.

Cette considération explique les accords de Schengen qui suppriment le contrôle aux frontières intercommunautaires. Il en va de même pour Maastricht et Amsterdam. Elle explique également l’indépendance récente de la Banque de France vis à vis de l’Etat (qui ne peut plus battre monnaie). Bref, c’est l’explication de la perte de souveraineté de l’Etat. Au profit de quoi ? Au profit du libre-échangisme. Au profit du libéralisme. Paris sera-t-il condamné par Bruxelles pour avoir refusé le bœuf de Grande-Bretagne ? S’il ne cède pas, c’est probable.

Cette hostilité à toute institution s’était manifestée en 1789 et tout au long du 19° siècle, vis à vis des corps intermédiaires. Elle se manifeste maintenant vis à vis de l’Etat. Le libéralisme conduit inéluctablement au cosmopolitisme. Rappelons qu’Adam Smith (1723-1790) disait que le propre de l’homme était le commerce. A ce titre, il réclamait la tolérance religieuse, afin de pouvoir vendre et acheter avec le monde entier. Les choses n’ont guère changé.

De là vient l’indignation, la colère, pour ne pas dire plus, du libéralisme devant la résistance de certains à l’internationalisation, à l’interpénétration des cultures, à la disparition de toute référence éthique, culturelle ou sociale. Car cette résistance touche à l’essentiel, à la conception de l’homme libre de toute attache, de toute structure, de toute appartenance, de l’homme à la source et à l’origine de tout, à commencer par la société.

Sommes-nous loin du management ? Du tout. Citons, pour convaincre les incrédules, Monsieur Denis c. Ettighoffer, intervenant devant le Conseil Economique et Social le 5 avril 1995 : « En abandonnant une vision trop hexagonale de nos cadres, nous devons garder présent à l’esprit qu’au siècle des réseaux électroniques, l’enjeu de notre économie est dans notre capacité à exporter cette élite (il s’agit des cadres, bien sûr) pour favoriser le développement de la diaspora française. (souligné par nous) Les cadres français, en devenant plus mobiles, en seront les premiers représentants ».

Comment est-il possible de penser ainsi ? Au mouvement de l’immigration s’ajouterait donc celui de l’émigration ? Selon Ettighoffer, ce n’est pas si mal. En navigant de « réseaux d’affaires en réseaux d’affaires », le cadre devra se doter d’une nouvelle culture. « Il fait bon parler l’anglais, nous assure Ettighoffer, en communiquant avec un collègue inconnu du bout du monde. Des pratiques sont en train de bouleverser les modes de travail traditionnel tout autant que les cadres sociaux du monde du travail. Dans cette nouvelle « culture réseau » nécessaire aux cadres, la conscience du service rendu à la collectivité va de pair avec une idée de l’entreprise entendue à une diaspora professionnelle. »

Nous parlerons une prochaine fois de la stratégie de « l’entreprise en réseau ».

Nous refusons l’idéologie parce qu’elle débouche toujours sur l’irréel

Le libéralisme exprime un idéal humain qui fonde et légitime le pouvoir sans borne de l’expansion économique. Alors que l’économie, la science, la technique sont des produits de l’activité humaine, il métamorphose ces activités en Idées, en entités indépendantes dont le propre serait de se développer indéfiniment selon leurs lois propres, afin d’apporter à l’homme le Progrès. Le marxisme fait de même avec l’Histoire, promue au rang de divinité. La résultante de ce parasitage est bien une subversion des valeurs. Au lieu de finaliser et de réguler l’économie par les institutions sociales, le libéralisme dissout les institutions au nom du « nécessaire » développement de l’économie, de la science et la technique. A celui qui voudrait garder les institutions, au moins le cadre institutionnel national, on répond qu’il faut s’adapter, qu’il faut vivre avec son époque. La défaite des institutions est assimilé à la victoire du Progrès. Les libéraux ont des idées qui reposent sur d’autres idées propres à imaginer un autre monde. Au lieu de s’adapter à la réalité, le libéralisme voudrait adapter la réalité à ses idées. C’est toute la question. Voilà un bon critère de jugement pour nous aider à l’indispensable discernement chrétien.

Michel Tougne