Article tiré du numéro 5 de la revue Civitas (juin 2002) : Les corps intermédiaires.

Sommaire

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A cette question, à l’évidence il faut répondre « non ». Si elles l’étaient, il n’y aurait eu nul besoin, après la révolution de 1789, de reconstituer des associations, groupements et autres institutions destinés à assurer stabilité et protecion dans le monde du travail.

Il faut répondre « non », car il importe de bien saisir l’opposition de deux notions : les institutions sociales d’une part, dont les corps intermédiaires véritables font partie, et l’idéologie libérale d’autre part, avec son insatiable besoin de liberté. L’idéologie libérale se heurte toujours aux institutions, en tant qu’elles régulent les relations des membres d’un corps social, restreignant ainsi la liberté sans fin que réclame l’idéologie.

Rôle d’une institution

Commençons par préciser la nature d’une institution. C’est un organisme qui régit les relations entre les membres d’une société selon des principes moraux et des valeurs qu’il incarne, et dont il est le gardien. Il a pour tâche d’encourager, de favoriser ceux qui incarnent les valeurs qu’il défend ; de blâmer ou d’éliminer ceux qui ne respectent pas ces valeurs. A titre d’exemple, citons le Conseil d’Etat, la Cour des comptes ou même le Parlement.

Les institutions confortent le régime qui les a fait naître et qui les entretient. C’est ainsi qu’une société monarchique a ses institutions monarchiques et qu’un régime républicain a ses institutions républicaines. Le plus souvent, les institutions disparaissent avec le régime qu’elles représentent. Les mœurs, les rapports entre les personnes, les normes sociales changent. De fait, lorsque l’esprit libéral supprima les corporations, d’abord provisoirement par Turgot sous Louis XVI, puis de manière radicale en 1791, le monde du travail perdit en premier lieu sa liberté d’organisation, sa régulation et son autonomie. Les nouvelles valeurs étaient libérales et individualistes. De nos jours, encore, ce ne sont pas les corporations, mais c’est Bruxelles qui intervient pour empêcher le mariage du groupe Legrand avec Schneider. Bruxelles le fait au nom d’un « marché » et d’une « concurrence » qu’elle croit devoir préserver et régir. La Commission de Bruxelles joue le rôle d’une institution qui impose ses conceptions et ses valeurs à l’industrie et aux échanges commerciaux.

Les corporations jouaient le rôle d’institutions. Elles exerçaient un contrôle réel sur le travail, sur ceux qui l’exécutaient. Elles contrôlaient le marché, défendaient la propriété du travail, éditaient leurs propres règles : les « règles de l’art », qu’elles enseignaient et transmettaient via leur hiérarchie. Elles assuraient la protection sociale (bien avant notre Sec. soc.) et faisaient régner un certain esprit d’entraide qui leur conférait un caractère communautaire. Les institutions ne sont jamais à vendre. On n’a jamais vu aucun pays vendre son Parlement, son Monarque, ses Cours de justice ou son Président de la république.

Entreprises et institutions

Qu’en est-il de l’entreprise ? Certes, elle régule les relations de ses salariés, édicte certaines valeurs, peut récompenser, blâmer ou exclure. Mais elle le fait en conformité avec les injonctions qu’elle reçoit d’autres véritables institutions qui font la loi. L’application des 35 heures dans notre pays en est un exemple. Dans l’application de cette loi, faite pour susciter des discussions entre responsables d’entreprise et syndicats, les entreprises n’ont fait que suivre, en appliquant au cas par cas, la directive générale de la durée légale du travail par semaine, ramenée à 35 heures. L’entreprise n’est aucunement à l’origine de cette régulation. Elle ne fait qu’appliquer.

Par ailleurs, les entreprises, elles, peuvent se mettre en vente et se faire acheter. C’est un des traits caractéristiques qui différencie le mieux la corporation (corps intermédiaire) d’une entreprise. Même Nissan, entreprise japonaise, s’est fait acheter par Renault. L’achat d’entreprises par d’autres entreprises est monnaie courante. Le P.D.G. de General Cisco Systems, John T. Chambers, est un adepte de la « croissance externe » qui consiste à faire grandir l’entreprise par l’acquisition d’autres entreprises et d’acquérir ainsi des parts de marché en profitant de la synergie d’un ou de plusieurs produits. Premier fabricant mondial de matériels de connexion sur internet, Cisco vend aujourd’hui ses produits dans plus de 115 pays, depuis 1993, Cisco a réalisé plus de trente acquisitions d’entreprises.

La croissance externe est plus qu’une stratégie de croissance, c’est une stratégie modifiant profondément tout le marché. J.T. Chambers explique : « En vous assurant la place du N°1, une telle fusion relègue automatiquement vos autres concurrents en seconde zone. Ils doivent repenser toute leur stratégie, parce que, si vous parvenez à mener vos projets à leur terme, ils risquent fort de se retrouver sur le sable. Vous les acculez donc à fusionner, eux aussi, ou à se lancer dans diverses acquisitions. Ils n’ont pas le choix ; ils doivent réagir au changement dont vous avez été l’initiateur ». Même si les choses ne sont pas aussi simples dans la réalité, et s’il faut bien compter avec les hommes de chaque entreprise acquise, J.T. Chambers en est conscient, la finalité reste le retour sur investissement. Il ne s’agit nullement de régulation, mais de conquête et d’épreuves de forces. Nous sommes très loin de la finalité d’une corporation.

Les guerriers de l’économie

Autre raison pour laquelle l’entreprise n’est pas un corps intermédiaire : c’est qu’elle est traversée, sinon imprégnée, par divers courants idéologiques qui s’expriment principalement dans la philosophie du management. Ces courants sont la réplique actuelle de 1789, qui a détruit les corporations et dont le propre est de s’insurger contre l’aspect insitutionnel que peuvent prendre parfois certaines structures dans une entreprise. Voici un exemple : Gary Hamel est professeur à la London Business School. Il est en outre le fondateur d’une entreprise de conseil : Strategos, et auteur d’un livre La conquête du futur paru en 1995 à InterEditions. Il est un des innombrables vecteurs idéologiques s’occupant de l’entreprise. Son action s’appuie sur deux perspectives fondamentales. La première est de démonter systématiquement « les dogmes » et « les préjugés » sur lesquels – selon lui – s’appuie toute entreprise. « Lorsque les gens se réunissent pour réfléchir à leur stratégie, ils partent généralement avec 90 ou 95% de préjugés sur leurs domaines d’activité, et ils les considèrent comme autant de données de base et autant de contraintes absolues… S’ils veulent trouver des directions nouvelles, ils doivent commencer par faire table rase de ce qu’ils considéraient jusque là comme leur base de réflexion. »

Pourquoi tout cela ? Pour faire une révolution. Gary Hamel explique : « Il s’agit de remporter telle ou telle victoire aux dépens du camp adverse… Dans une révolution il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent. La révolution américaine, par exemple, s’est faite aux dépens des Anglais. Dans la lutte pour nous imposer sur un marché, nous espérons voir perdre tous nos concurrents. »

Ces idées ne sont ni chrétiennes, ni propice à l’humanisation de l’économie. Elles sont même asociales, révélant la conception de la société pour l’idéologie libérale : toute société n’a pour raison d’être que l’intérêt qu’on y trouve. Ces idées procèdent d’une volonté de puissance et d’un pragmatisme qui ne peuvent se concilier avec l’esprit d’un corps intermédiaire dont la finalité est d’harmoniser et de promouvoir la solidarité entre ses membres. Gary Hamel a les idées de son maître : C.K. Prahalad, conférencier très demandé dans le monde entier et conseiller d’entreprise très en vue. Il explique : « Si vous envisagez la stratégie comme une révolution, une découverte, une innovation, un changement radical par rapport aux normes et aux schémas habituels d’un secteur, souvenez-vous qu’aucune monarchie n’a fomenté sa propre révolution. Autrement dit, la Direction n’aura jamais une grande propension naturelle au changement ».

On l’aura compris, le dénigrement de la hiérarchie fait partie de l’idéologie de C.K. Prahalad pour lequel l’entreprise doit nier « ses propres dogmes » (terme suffisamment vague pour croire cette assertion toujours vraie), afin d’affronter le futur. L’instabilité qui en résulte, la vision éphémère, le court terme, posent d’autres problèmes qui – à l’évidence – empêchent l’entreprise de supporter tout élément institutionnel interne ou externe. Pour jouer le rôle de corps intermédiaire l’entreprise devrait se hausser au rang d’une institution qui défendrait ses propres valeurs au lieu de nier ses dogmes et récompenserait fidélité et expérience au lieu de s’adonner au prurit du changement, au lieu de vouloir changer constamment de paradigme.

L’entreprise dans l’économie moderne

Les conditions faites à l’entreprise dans l’économie moderne, sont dominées par la saturation des marchés (tout le monde a sa voiture, son téléphone, sa machine à laver, son téléviseur, etc.) et par la mondialisation des échanges et donc de la concurrence. A la fin du 20ème siècle, l’entreprise est sortie du cadre national. Elle évolue maintenant dans un cadre international. La pénétration du capital étranger en France est telle que 30% des salariés sont payés par des sociétés étrangères, lesquelles représentent 32% du C.A. de l’industrie et beaucoup plus si l’on se place sur un plan stratégique, car les entreprises sous capitaux étrangers sont, massivement, les entreprises de technologie de pointe. Autrement dit, l’économie qui est en France est à plus d’un tiers étrangère. C’est pourquoi l’entreprise n’est pas ordonnée à un cadre national ; elle ne peut être ordonnée au bien commun de la nation. Elle est ordonnée au bien (économique) du groupe international ou mondial qui la dirige.

Ces conditions exigent de l’entreprise d’adopter la stratégie des réseaux. Par exemple, une entreprise comme Thomson ou EDF « externalise » tout ce qu’elle peut externaliser. A commencer bien sûr par les jardiniers, les cuisiniers, les services de nettoyage, mais aussi le gros des services entretiens, et dans certains cas, chez Thomson, les services de production. L’entreprise garde les études, les services commerciaux et les services financiers. Elle espère ainsi, en supportant le minimum de frais fixes, voguer sur un marché capricieux, versatile, furtif, exigeant, concurrentiel. Elle a recours à des sous-traitants, par elle labellisés, dont elle peut exiger prix, délais et qualité au moyen de contrats très sévères imposant des marges de plus en plus étroites. Ainsi se crée une domination de certaines entreprises sur d’autres entreprises.

Encore n’avons-nous pas parlé des restructurations permanentes, des compressions d’effectifs, de la délocalisation, etc. Mais la place nous manque.

Dans une perspective chrétienne, le travail n’a pas de finalité économique. Il a une fonction économique dont la finalité doit être humaine. Autrement dit, l’entreprise doit pouvoir satisfaire à ses obligations envers ses partenaires et se développer économiquement, pour pouvoir faire vivre décemment les salariés formant une réelle communauté de travail et si possible une communauté d’amitié. La question est de savoir si, dans les conditions actuelles, le seul maintien de la fonction économique ne pose pas des problèmes tels que la finalité humaine est oubliée… Quant à la notion de corps intermédiaire, on en est loin.

Pour autant, notre conclusion ne sera ni pessimiste ni « doloriste ». Les conditions actuelles peuvent être connues, évaluées, méditées. Les structures économiques ne doivent pas corrompre notre esprit. Prenons garde à ne pas nous laisser parasiter par les idéologies diffusées dans le monde du travail. Sachons garder claires les exigences morales qui découlent de la doctrine sociale de l’Eglise. L’environnement actuel ne doit pas les obscurcir. Ce travail de discernement est, à lui seul, déjà exaltant.

Connaître le vrai est le plus grand des biens. C’est la vraie victoire. L’esprit a toujours dominé la matière.

Michel Tougne