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« Le Sillon convoie le socialisme l’œil fixé sur une chimère. »   Pie X (25 août 1910)

Le modernisme a donné naissance à des courants, des mouvements dont le plus important finira par gagner toutes les couches de la société française : le sillon de Marc Sangnier dont l’esprit va dominer, orienter, modeler tout le XXème siècle.

Marc Sangnier, né en 1873, fait ses études au Collège Stanislas, rue N.D. des Champs à Paris. La bourgeoisie parisienne aisée confie ses fils à cet institut dirigé par des religieux marianistes libéraux. Des universitaires en renom, néo-chrétiens, agnostiques, modernistes, y professent. Parmi eux, Maurice Blondel philosophe évolutionniste qui s’élèvera violemment contre Pie X, Paul Desjardins normalien, fondateur de « l’Union pour l’Action » premier jalon de l’œcuménisme, créera une commission extra parlementaire où seront élaborés, avec Briand et autres anticléricaux les premiers éléments du projet de la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Le directeur des études de Stanislas, le P. Leber est un « rallié » de la première heure.

Un vrai bouillon de culture où, en 1893, le bon élève de ces messieurs : Marc Sangnier organise avec des condisciples une réunion hebdomadaire dans une salle souterraine du collège, ils l’appellent « la crypte ». « Nous parlions de tout et de rien, nous étions audacieux et ardents démocrates » écrira-t-il plus tard. Il ne semble pas que la piété fût leur principale préoccupation !

Non loin de là, à l’Institut Catholique, rue d’Assas, même travail. Un ancien de « Stan » crée un petit périodique « Le Sillon » se présentant ainsi :

« Accepter notre temps tel qu’il est, l’aimer tel qu’il est, sympathiser avec toute recherche sincère de la vérité de quelque doctrine qu’elle procède, avec tout l’effort vers un idéal supérieur de quelque credo qu’il s’inspire, chercher entre nous-mêmes et ceux qui ne partagent pas nos idées les points communs par où l’entente peut s’établir. »

Un programme aujourd’hui officiel et obligatoire.

Sangnier entre à Polytechnique, il y poursuit son travail où se retrouvent catholiques, hérétiques et libre-penseurs.

Les mouvements de « Stan » et de la « Catho » fusionnent en 1899 pour devenir le mouvement sillonniste sous la direction de Sangnier, que ses amis baptisent le « messie de la démocratie ». Ses premiers terrains d’élection sont l’armée, les séminaires, les écoles où il multiplie les conférences. Il ne néglige pas le social où il aura tant de crédit, pour cela il va prendre des leçons chez Léon Harmel, le pieux industriel du Val des Bois, le docteur de l’utopie sociale.

Sangnier, beau-parleur, sans doctrine précise, veut créer un état d’esprit, former une élite et pour cela pénétrer les classes sociales, y infuser la démocratie selon l’Evangile. Un réseau se tisse et se superpose aux organisations sociales catholiques, le jeune clergé y adhère largement. Les activités sont intenses : cercles, conférences, instituts populaires, offices sociaux, salles de travail, congrès. Une œuvre au service des œuvres. Dans son livre Le Sillon – esprit et méthodes publié en 1905, Marc Sangnier écrit : « Ce que nous voulons au Sillon c’est : mettre au service de la démocratie française les forces sociales que nous trouvons dans le catholicisme. »

Par ses cercles d’études le Sillon prépare cette élite démocratique pour l’avenir. Par ses réunions publiques et ses Instituts il veut que cette élite rayonne et pénètre la masse.

La hiérarchie le prend en considération, les portes épiscopales lui sont grandes ouvertes, c’est le succès, bien entendu M. de Mun et les leaders du catholicisme libéral y apportent leur caution. Sangnier discourt dans les assemblées en présence des évêques émerveillés. En 1903, le cardinal Rampolla lui adresse un satisfecit au nom de Léon XIII : « Il m’est agréable de vous faire savoir que le but et les tendances du Sillon ont hautement plu à Sa Sainteté. » Reconnaissance officielle. Sangnier s’impose partout et le Sillon avec lui. Il se veut et il est œuvre d’Eglise. En 1904, il est à Rome avec Léon Harmel et ses pèlerins. Les sillonnistes s’emparent de l’organisation, du service d’ordre, y font beaucoup de bruit pour attirer l’attention, ils y réussissent fort bien, Sangnier étant maître en l’art de la manipulation et de la propagande.

L’idolâtrie dont il est l’objet subsistera jusqu’à sa mort en 1950. Il n’est pour s’en convaincre que de lire le compte rendu d’un congrès tenu à Chambéry au début du siècle par les sillonnistes. On y lit sous le titre : « Un nouveau Messie » :

« Noël ! à la veille de la grande fête chrétienne un nouveau messie est venu annoncer à la démocratie le règne de la fraternité humaine et de tous les points de l’horizon des bergers et des mages sont accourus afin d’entendre la Bonne Nouvelle. Ce jeune apôtre, Marc Sangnier, exerce autour de lui un attrait puissant, les auditoires les plus divers accueillent sa parole avec une attention quasi religieuse et les ovations triomphales qui saluent son passage rappellent, dans une certaine mesure, celles du peuple d’Israël acclamant Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Rien n’a manqué au Messie de la démocratie pour évoquer parmi nous le souvenir de son divin maître… » 1

Si le tableau est blasphématoire, il est exact. Sangnier reconnu comme le maître, fascine les hommes et les foules. Son autorité est incontestable, il la lui fallait pour jouer pleinement son véritable rôle qui se dessine dès 1904. Jusqu’alors il progressait sous la bannière d’un catholicisme social avancé. Le Sillon sous-titrait : « Revue catholique d’action sociale ». Il estime les esprits suffisamment conditionnés, en 1904 le sous-titre disparaît, en 1905 il réapparaît : « Revue d’action démocratique ». L’ascendant de Sangnier est tel sur son mouvement et sur de nombreux clercs que le virage du maître est admis. Dès lors insensiblement et inlassablement il va prêcher la révolution au sein de l’Eglise. En 1906 il fait des propositions aux protestants, il parle même dans le temple. Les libre-penseurs sont accueillis dans le mouvement. Sangnier lance un hebdomadaire : L’Eveil démocratique.

Il élargi le mouvement en créant : « le plus grand Sillon » – « ouvert à tous, croyants ou non… seuls capables d’apporter à la démocratie un sens réel de la justice et de la fraternité » refoulant « catholiques ou non qui n’ont rien compris à la répercussion de l’idéal chrétien dans le domaine politique et social ». Il dénie ainsi à la doctrine de l’Eglise le véritable esprit chrétien, mais le confère aux protestants et non croyants. Audacieux, il va plus loin, non seulement il prend fréquemment la parole en compagnie de protestants, d’athées, de francs-maçons connus, de socialistes, mais il prend part active, à la Rochelle, au « Congrès de la Paix » présidé par Emile Combes le persécuteur.

Il est vrai qu’ayant épuisé toutes les ressources que l’Eglise lui a donné pour progresser, Sangnier méprise de plus en plus son autorité depuis la condamnation du modernisme par Pie X. La mentalité insufflée par le Sillon a engendré et permis les pires impertinences, en voici une. Au début de ce siècle un grand journal mondain et libéral – les deux termes sont naturellement conjoints – publiait un article de fond intitulé : « Le catholicisme libéral », sa conclusion était celle-ci : « Le discours de Malines est devenu la charte de combat des catholiques et ceux-là mêmes qui en demandèrent jadis la proscription en répètent les maximes et en pratiquent les conseils. Plus que jamais la parole de Montalembert vit et triomphe, elle a vaincu le Syllabus. »

Humainement, peut-être, mais les jugements humains ne sont pas ceux de Dieu. Peu de temps après, le jugement de Dieu se faisait entendre par la bouche du Confesseur, Docteur et Pontife de son unique Eglise.

« Le rendez-vous de toutes les hérésies »

Le 8 septembre 1907 Pie X fulminait (c’est le mot exact) son encyclique Pascendi Dominici Gregis accompagnée du décret Lamentabili nouveau Syllabus de 65 propositions libérales et modernistes condamnées.

Suivant toujours le fil de notre étude, pour comprendre le temps présent, retenons ce passage de l’encyclique du Saint Pape stigmatisant le mal moderne et les modernistes :

« Et ils vont leur route : réprimandés et condamnés ils vont toujours dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes. Ils courbent hypocritement la tête pendant que de toutes leurs énergies ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. Ceci est chez eux une volonté et une tactique et parce qu’ils tiennent, qu’il faut stimuler l’autorité, non la détruire, et parce qu’ il leur importe de rester au sein de l’Eglise pour y travailler et y modifier peu à peu la conscience commune, avouant par là, mais sans s’en apercevoir, que la conscience commune n’est donc pas avec eux, et que c’est contre tout droit qu’ils s’en prétendent les interprètes. »

Après avoir démonté les sophismes et réprouvé les erreurs des modernistes, Saint Pie X en conclusion de la première partie de l’encyclique déclare : « Maintenant embrassant d’un seul regard tout le système, qui pourra s’étonner que Nous le définissions le rendez-vous 2 de toutes les hérésies. Si quelqu’un s’était donné la tâche de recueillir toutes les erreurs qui furent jamais contre la foi et d’en concentrer la substance et comme le suc en une seule, véritablement ils n’ont pas mieux réussi. Ce n’est pas encore assez dire : ils ne ruinent pas seulement la religion catholique, mais comme nous l’avons déjà insinué, toute religion. »

Pie X ne compose pas. Il connaît la mission que Dieu lui a imposée : gardien du dépôt de la foi. Il a la charité, il a le souci des âmes. De ce mouvement de la clairvoyance et de la défense de la foi, tirons de sa conclusion cet avertissement à tous les évêques du monde :

« Vénérables Frères, plein de confiance en votre zèle et en votre dévouement, Nous appelons de tout cœur sur vous l’abondance des lumières célestes afin que, en face du danger qui menace les âmes au milieu de cet universel débordement d’erreurs, vous voyiez où est le devoir et l’accomplissiez avec toute force et tout courage… »

Faisant mine de ne pas comprendre la portée de l’encyclique, Sangnier, au contraire, exploite les louanges passées venues de la hiérarchie. Sangnier reçu par le Pape, « le Sillon » en fait état, mais ne dit pas l’accueil, ni les reproches. Il cache la réprobation du Saint Siège, que l’épiscopat ne met aucun zèle à répercuter, d’autant plus que Pascendi vise un bon nombre de ceux-ci. Cependant aidés de l’autorité de l’encyclique, quelques prélats, quelques prêtres, surtout l’abbé Barbier et un nombre croissant de laïcs combattent le modernisme et son émanation le Sillon.

Loin de modérer son action Sangnier la développe dans le même sens politique. Il se présente aux élections à Sceaux, il est battu mais ne se considère pas comme tel, nous le verrons par la suite.

La Condamnation

Par la Lettre sur le Sillon, publiée le 25 août 1910, Pie X analyse et condamne les erreurs du mouvement. Ces erreurs qui deviendrons 60 ans après, la doctrine enseignée par les pontifes de l’Eglise conciliaire, erreurs devenues les maximes des paroisses, des écoles, des mouvements d’action catholique.

Le Pape stigmatise la fausse doctrine du Sillon qui prône le nivellement des classes, la triple émancipation politique, économique et intellectuelle. Il déplore qu’un trop grand nombre de prêtres se fassent les apôtres de ces erreurs.

« Ils ne craignent pas, écrit-il, de faire entre l’Evangile et la Révolution des rapprochements blasphématoires… plus étranges encore, effrayantes et attristantes à la fois sont l’audace et la légèreté d’esprit d’hommes qui se disent catholiques, qui rêvent de refondre la société dans de pareilles conditions et d’établir sur terre, par dessus l’Eglise catholique, le « règne de la justice et de l’amour » avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyances, pourvu qu’ils oublient ce qui les divise : leurs convictions religieuses et philosophiques et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme, et des forces morales prises où ils peuvent. Quand on songe à tout ce qu’il a fallu de forces, de sciences, de vertus surnaturelles pour établir la cité chrétienne, et les souffrances de millions de martyrs, et les lumières des pères et des docteurs de l’Eglise et le dévouement de tous les héros de la charité et une puissante hiérarchie née du ciel, et des fleuves de grâce divine, et le tout édifié, relié, compénétré par la Vie et l’Esprit de Jésus-Christ, la Sagesse de Dieu, le Verbe fait homme, quand on songe à tout cela, on est effrayé de voir de nouveaux apôtres s’acharner à faire mieux avec la mise en commun d’un vague idéalisme et de vertus civiques. Que vont-ils produire ? Qu’est-ce qui va sortir de cette collaboration ? Une construction purement verbale et chimérique où l’on verra miroiter pêle-mêle et dans une confusion séduisante les mots de liberté, de justice, de fraternité et d’amour, d’égalité et d’exaltation humaine, le tout basé sur une dignité humaine mal comprise… oui vraiment, on peut dire que le Sillon convoie le socialisme l’œil fixé sur une chimère… »

« … La doctrine catholique nous enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, quelques sincères quelles soient, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice où nous voyons plongés nos frères, mais dans le zèle pour leur amélioration… »

« … Que faut-il penser de ce respect de toutes les erreurs et de l’invitation étrange faite par un catholique à tous les dissidents de fortifier leurs convictions par l’étude et d’en faire des sources toujours plus abondantes de forces nouvelles ?… Nous craignons qu’il n’y ait pire encore. Le résultat de cette promiscuité… ne peut être qu’une démocratie qui ne sera ni catholique, ni protestante, ni juive une religion (car le sillonnisme est une religion, les chefs l’ont dit) plus universelle que l’Eglise catholique, réunissant tous les hommes devenus enfin frères et camarades dans le « règne de Dieu ». On ne travaille pas pour l’Eglise, on travaille pour l’humanité… »

« … L’Eglise n’a jamais trahi le bonheur du peuple par des alliances compromettantes… les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires, ni novateurs, mais traditionalistes. »

Pie X est très clément avec ces fils dont beaucoup sont généreux mais trompés et égarés. Si le Sillon central est frappé, il autorise les Sillons régionaux à continuer s’ils se mettent sous l’autorité de l’évêque au titre d’œuvre diocésaine. Publiquement Marc Sangnier se soumet et tous les sillonnistes avec lui, mais tous plus que jamais continuent dans le même esprit en s’adaptant aux circonstances qu’ils affirment provisoires.

Sangnier ayant obtenu de ne pas être inquiété en poursuivant son œuvre politique, le Pape ne voulant pas prendre une position de condamnation du système républicain, le chef du Sillon porte tous ses efforts sur la rédaction, la diffusion du journal « La Démocratie », quotidien qui tirera rapidement à 50 000 exemplaires. Les sillonnistes les plus dynamiques intensifient leur action politique sous des étiquettes nouvelles, orchestrée discrètement par Sangnier qui un an après la condamnation rassemble un « Congrès républicain de la Jeunesse » auquel participent des laïcistes notoires. Il suscite par son dynamisme une « mystique laïque » collective au détriment de la foi individuelle.

Pour rendre ordre et vie à la société, faut-il faire des citoyens une armée de saints ? Non, dit-il, il n’est besoin que d’une « majorité dynamique » , une élite consciente et formée. En 1912 il fonde la « Ligue de la Jeune République » où chez les jeunes, il veut créer une morale sociale, et transformer la mentalité en rendant attrayante l’action, toujours en éliminant ce qui divise (les dogmes) pour ne retenir que ce qui unit : la liberté.

De ce péché qu’est le libéralisme, de ce rendez-vous des erreurs qu’est le modernisme, Pie X essaie de guérir le monde. Il voudrait surtout convaincre les pasteurs de la gravité de ce mal, qu’il constate sous ses yeux, corrompant le catholicisme. Particulièrement aux évêques, qu’il voit si peu zélés à défendre leurs troupeaux. Il multiplie depuis le début de son pontificat ses exhortations, qu’il intitule « Lois pour repousser le péril du modernisme ».

Amé d’Hérival

1

Cité dans La maison en ordre de Adolphe Retté p.222. Nouvelle Librairie Nationale 1923. Paris.

2

Dans le texte latin : collectum.