Présentation du travail et de l’orientation de
Civitas entreprise

 

Tout comme Civitas Institut, Civitas Entreprise a pour but de collaborer à l’instauration du règne social de Notre Seigneur Jésus-Christ. Notre réflexion sur le monde du travail part des interrogations suivantes : quelles sont les causes de la déchristianisation actuelle de notre société ? Comment en est-on venu à parler d’apostasie silencieuse ?

L’esprit technique

Nous examinons l’entreprise dans son environnement économique. Notre analyse s’effectue suivant la doctrine sociale de l’Eglise. Notre monde, dominé par la science et par la technique porte à croire que la direction et l’organisation des entreprises n’est qu’une affaire technique, voire scientifique. Que viennent donc faire les préoccupations morales et religieuses dans la science et dans la technique ? Aux obligations morales, l’homme moderne, jaloux de son indépendance, attaché à l’autonomie de sa conscience, préfère la Science, la Technique ou l’Economie, qu’il écrit avec des majuscules. « La grande misère de l’ordre social, disait Pie XII[1], est qu’il n’est ni profondément chrétien, ni réellement humain, mais uniquement technique et économique et qu’il ne repose nullement sur ce qui devrait être sa base, et le fondement solide de son unité, c’est à dire le caractère commun d’hommes par la nature et de fils de Dieu par la grâce de l’adoption divine. »

 

En fait, ni le travail ni l’économie ne peuvent échapper aux obligations morales, dans la mesure où l’homme n’a pas seulement des besoins matériels à satisfaire. Il est en même sujet de droits et de devoirs : nécessité de tirer de son travail sa subsistance, mais devoir de faire vivre et d’élever sa famille. Devoir d’accomplir le travail auquel il s’engage, mais droit de recevoir une juste rémunération en retour etc. La question morale ne saurait être éludée : elle se présente comme un ordre à établir, à maintenir ou à perfectionner. C’est une question pratique qui se préoccupe du pourquoi. En revanche, la technique ou la science moderne se penchent sur le comment.

L’entreprise pense sa production sous forme de process qui cherchent à maîtriser l’enchaînement des tâches. Pour autant, les théories de management ne sont pas neutres vis à vis de l’homme comme peuvent l’être les sciences qui étudient les lois de l’optique ou de l’électricité. Les courants d’organisation des entreprises traduisent différentes conceptions de l’homme et de la société. Ils présupposent des «normes» comportementales qui correspondent bien aux impératifs de développement des entreprises tels qu’ils les conçoivent, mais ces impératifs coïncident-ils assurément  avec les préceptes religieux et moraux enseignés par l’Eglise ? L’organisation des entreprises ne peut s’abstraire de la morale car l’entreprise est bien obligée tenir compte non seulement de ses engagements envers ses salariés et ses partenaires, mais aussi de ses obligations envers la société en inscrivant son activité dans le cadre du bien commun. Qu’en est-il dans les faits ?

Qu’il s’agisse du taylorisme, qui transforme le sujet humain en objet technique, ou du management moderne prônant un homme autonome, nous ne trouvons pas la doctrine de l’Eglise.

 

L’autonomie de l’homme

Dans l’entreprise, le désir d’autonomie de l’homme s’est traduit par le productivisme : l’homme prouvait ainsi qu’il tirait tout de son propre fonds. Cette fausse autonomie est la véritable pierre d’achoppement : l’homme dépend de Dieu. Le fait qu’il puisse se nourrir grâce aux dons que lui procure la création et grâce à la technique – qui vient de Dieu – ne l’exonère pas de ses devoirs envers le Créateur et ne change pas sa nature : l’homme ne peut aller vers son bien que s’il observe les règles morales. C’est pourquoi nous faisons notre le constat que dressait Pie XII[2] : « La contrefaçon des desseins de Dieu s’est opérée à la racine même, en déformant la divine image de l’homme. A sa véritable figure de créature, ayant origine et destin en Dieu, a été substitué le faux portrait d’un homme autonome dans sa conscience, législateur incontrôlable de lui-même, irre-ponsable envers ses semblables et envers le groupe social, sans autre destin hors de la terre, sans autre loi que celle du fait accompli et de l’assouvissement indiscipliné de ses désirs. »

Le travail salarié implique une acceptation des buts de l’entreprise ainsi que des moyens mis en œuvre. L’organisation des entreprises propose à la conscience de chacun, des normes comportementales et sociales. De proche en proche se forgent des cadres de références, des hiérarchies de valeurs que les hommes intériorisent au cours d’une longue pratique. Un catholique ne peut se laisser modeler ainsi sans examen critique préalable. L’étude des courants d’organisation répond donc à un enjeu important. Le regard que nous portons est critique. Redisons ici, afin d’éviter de regrettables malentendus, que nous ne confondons pas le travail avec les théories sur le travail, ni les entreprises, qui font ce qu’elles peuvent, avec les théories d’organisation. Notre propos n’est pas de juger telle ou telle entreprise et encore moins les hommes d’entreprise. Nous voulons d’abord inventorier ce qui fait obstacle à la doctrine sociale de l’Eglise. Nous voulons d’abord expliquer pourquoi le monde du travail est totalement déchristianisé et moralement agnostique. L’explication se trouve dans le contenu des théories de management et bien sûr dans l’influence qu’elles exercent.

 

L’étude des écoles d’organisation

Le travail de Civitas Entreprise s’est d’abord concentré sur le taylorisme, apparu au début du XXème siècle et qui n’est pas mort aujourd’hui. Il s’agit de cette philosophie de l’organisation qui regarde toutes les activités de l’entreprise et de l’homme au travail comme un processus technique. Elle part d’une vision mécanique de la production, qui sépare l’organisation d’une part et l’exécution d’autre part, conception en amont et réalisation en aval. Le travail humain fait partie du processus. L’homme est inséré dans l’organisation comme un robot ou n’importe quel outil. Il dépend de la machine. Le taylorisme c’est le travail à la chaîne, la production en série, les concentrations capitalistiques, les masses ouvrières, le travail dépersonnalisé.

L’actualité de cette étude réside dans le fait que le taylorisme n’est pas mort. Quoiqu’on en pense, l’informatique ou les procédures qualités engendrent une dépersonnalisation du travail et rendent l’homme dépendant d’un système mécanique impersonnel. Certes, elles pourraient ne pas le faire, mais, par le statut qu’on leur accorde, elles le font. Le facteur humain est remplacé par le facteur technique[3]. « Des conceptions d’inspiration nettement matérialiste détruisent consciemment la personnalité humaine et tendent à faire de l’individu un élément de masse, en utilisant pour atteindre leur but, sans considération d’aucune sorte, la situation technique, économique et sociale. »

La conception chrétienne du travail dit que l’homme est sujet de son travail, sujet de l’organisation et non « objet » qu’on organise, sujet de l’économie et non simplement facteur de consommation et de production.

 

En contrepoint du taylorisme vient le courant humaniste, inauguré dans le management par Elton Mayo. Cet australien découvre dans le monde du travail l’importance du facteur humain. Mais ses observations tendent à majorer l’importance des facteurs affectifs. C’est au niveau des sentiments qu’il porte son attention. Pour lui, les attributs essentiels de l’âme humaine ne sont ni l’intelligence, ni la volonté, mais plutôt des besoins. Besoin d’être reconnu, de jouer un rôle dans un groupe ; besoin de considération, d’être consulté sur les conditions de travail, (quelles que soient d’ailleurs les décisions prises après consultation).

 

Reste que F.W. Taylor et E. Mayo, en faisant apparaître une dimension technique et une dimension humaine dans l’organisation du travail, ont fourni aux réflexions sur le management une matrice utilisée encore de nos jours. S’y sont appliqués Blake et Mouton, Rensis Likert, Hersey et Blanchard. Les schémas qui en sont sortis pèchent tous par deux erreurs. La première, est de situer l’autorité dans la dimension technique, alors que l’autorité est une vertu morale dont le propre est de promouvoir et de défendre le Bien commun. La deuxième est de confondre la dimension humaine avec la sensibilité, les sentiments, la subjectivité. Tout se passe comme si l’intelligence n’était que technique. Au total, la morale n’est nulle part.

Démonstration est faite, s’il en était besoin, qu’on ne peut bâtir de morale à partir d’erreurs en série sur la nature humaine.

 

L’homme n’est ni uniquement ni même principalement, tel l’animal, un être de besoins.

Se développent dans la deuxième moitié du XXème siècle, des théories sur les besoins de l’homme au travail. Douglas Mc Gregor, Abraham Maslow, Frédérick Herzberg sont les auteurs les plus connus. Ils répondent à un besoin spécifique de l’après-guerre (1945). A l’époque de la guerre froide, le marxisme attaquait le monde libéral principalement par une critique des entreprises qu’il réputait être des lieux d’exploitation et d’aliénation. La réponse des Etats-Unis a été (et est encore) de présenter l’entreprise comme un lieu d’épa-nouissement, où l’homme peut satisfaire ses besoins fondamentaux. L’entreprise est décrite dans une perspective fonctionnaliste, c’est à dire qu’on assigne au management la tâche de trouver l’organisation qui satisfera le mieux les besoins des hommes. En outre, la satisfaction des besoins est un facteur de productivité. Tout est donc pour le mieux : tout le monde y gagne. De nos jours encore, il est difficile de se défaire de la séduction de ces théories. F. Herzberg, en particulier, emporte l’adhésion des tenants du management participatif. Il a laissé son empreinte par le développement des groupes autonomes ou semi-autonomes et par la notion d’enrichissement des tâches. 

Si tout était faux dans ces théories, elles n’auraient jamais eu aucun succès. Il faut nous interroger sur la conception de l’homme qu’elles proposent. Pour elles, l’homme est un être de besoins. Soit, mais les plantes et les animaux ont également toutes sortes de besoins. Ces théories ne cernent pas l’essentiel. Le terme de «besoin» est par ailleurs beaucoup trop imprécis pour ne donner qu’une seule théorie claire et univoque. Les besoins sont au management ce que les droits de l’homme sont à la politique. La charge idéologique est importante. C’est ainsi que Mc Gregor et A. Maslow en arrivent a présenter les besoins fondamentaux dans une perspective évolutionniste progressiste, recoupant les âges de l’humanité. Bien sûr, l’âge le plus avancé correspond à l’individualisme américain. F. Herzberg est dans la même mouvance. Qu’on y regarde bien : les facteurs (ou besoins) sociaux recensés par Herzberg ne sont que des «facteurs d’hygiène», dont la puissance de satisfaction est relativement modeste. Au contraire, les facteurs valorisants (intérêt du travail en lui-même, responsabilité, progrès personnel, promotion) se trouvent sur un registre individualiste. Les théories des besoins révèlent une tragique méconnaissance du rôle social des hiérarchies, de la société et singulièrement une insouciance totale vis à vis du bien commun.

 

La faiblesse de ces théories est d’accorder aux besoins le statut d’éléments essentiels constitutifs de la nature humaine. C’est vouer l’homme à la recherche éperdue de soi, c’est l’approcher dangereusement de l’animal dominé par ses instincts, c’est refuser à l’intelligence et à la volonté leur place prépondérante, c’est détruire les bases de la loi naturelle, c’est brouiller les pistes et abîmer l’homme créé à l’image de Dieu.

 

Les stratégies d’entreprises et le management participatif.

On doit à Alfred Chandler la mise en évidence des stratégies d’entreprises. Cet historien s’est principalement attaché à étudier les structures et les stratégies d’entreprise en observant les grandes sociétés américaines entre 1850 et 1920. Sont mises en évidence, les correspondances entre le produit d’une entreprise, sa place sur le marché, son mode de diffusion, sa structure (centralisée ou décentralisée) et finalement sa politique de relations humaines, ses valeurs et ses croyances.

C’est dans la perspective de la stratégie d’entreprise que nous avons étudié le management participatif, objet de tant d’illusions et de tant d’équivoques. Nous avons rappelé ses origines douteuses Carl Rogers, Moreno, chantres de la dynamique de groupe. Certes le management participatif prône la décentralisation, la direction par objectif, la délégation, la responsabilisation des acteurs. Tout cela peut convenir à une conception chrétienne de l’homme qui semble enfin reconnu comme un être capable de poser des actes intelligents et responsables. Mais, dans le même temps, le management participatif exprime une défiance vis à vis de la hiérarchie, ce qui dénote toujours la même incompréhension de l’organisation sociale et de la nécessité de promouvoir le bien commun). Le mangement participatif favorise le travail d’équipe, mais combat en même temps la notion de communauté de travail en prônant le changement et l’instabilité. Sa conception de l’homme est celle d’un individu autonome, c’est à dire sans liens ni attaches sociales, d’un individu rationnel, qui travaille pour satisfaire ses besoins.

Une des formes les plus extrêmes et les plus instables du management participatif est illustrée par le Reengineering.

Cette forme d’organisation est motivée par l’observation (vraie) que les services et les fonctions d’un organigramme présentent une fâcheuse tendance à cloisonner, à saucissonner l’entreprise. Pour pallier l’inconvénient, le reengineering diminue ou supprime les fonctions classiques et organise le travail de l’entreprise selon des processus de base tels que le lancement de nouveaux produits, l’amélioration du cycle financier, la réponse aux besoins des clients, etc. C’est ce qu’on appelle travailler en «structures plates» ou encore en «structures transverses». Cette organisation cherche en fait à traiter techniquement le problème moral numéro un de toute collectivité, de toute communauté : comment décloisonner, c’est à dire comment travailler en évitant les comportements égoïstes individualistes, ou étroitement corporatistes. La réponse est aisée : en mettant en évidence le bien commun et en mobilisant la hiérarchie pour cela. Mais au lieu d’en revenir aux considérations morales de base, le management préfère une «technique d’organisation». Or la technique ne remplace jamais le sens moral.

 

Les théories de communication et de relations dans l’entreprise

Comme mentionné plus haut, les théories de management ne sont pas moralement ou humainement neutres. Elles se fondent sur une vision de l’homme et de la société souvent incompatible avec l’enseignement de l’Eglise. Cette impossibilité à se maintenir dans lune attitude neutre est prouvé par l’usage abondant de méthodes de communication telles que l’analyse transactionnelle (A.T) ou la Programmation Neuro-Linguisituqe (PNL).

            Le premier outil de l’Analyse transactionnelle résulte de la présentation structurale du moi en trois parties : le Moi-Parent :siège de l’Appris, des comportements inculqués, des prescriptions morales ; le Moi-Adulte : siège de la pensée et du raisonnement ; le Moi-Enfant : siège du senti, des impulsions, de la vitalité.

Cette présentation (qu’on appelle le P.A.E.) suffit à montrer ce qui sépare l’analyse transactionnelle de la conception chrétienne de l’homme. En effet, pour un catholique, la morale naturelle, qui est écrite dans le cœur de l’homme, a une valeur transcendante, universelle. Elle ne résulte pas de l’éducation. Elle peut et elle doit s’appliquer sous tous les climats. L’éducation permet l’observance de préceptes. Elle ne les décide pas. La morale guide l’homme vers son bien véritable. Mais la morale ne se réduit pas à l’observation d’un code prédéterminé. L’intelligence intervient pour discerner ce qui est bien. Ce qu’il convient de faire dans une situation donnée apparaît dans la conscience par un jugement, sous la forme de l’obligation morale.

Dire que la morale est la résultante de l’appris, alors que l’intelligence se trouve dans l’instance «adulte», c’est donner à la morale un jour sans intelligence, bêtement conservateur, irrationnel. C’est présupposer que la morale n’a que le statut précaire de l’imitation, de l’habitude non remise en question, du psittacisme. Alors que pour un catholique, l’homme, par sa propre intelligence, est capable de découvrir, et à tout le moins capable de juger ce qui est bon. Certes, l’éducation joue un

grand rôle, mais justement, cette éducation éveille l’intelligence en apprenant à faire le bien et à éviter le mal.

Dans la même perspective, nous étudions également la sœur jumelle de l’A.T. : la Programmation Neuro Linguistique

 

Le management à l’âge de la mondialisation

 La stratégie actuelle des organisations mondiales préconise l’organisation en réseaux. Ce mode de fonctionnement implique une plus grande flexibilité et une nouvelle définition de la relation de travail. Cette organisation doit être évaluée non seulement sous l’aspect technique, mais également sous le triple aspect relationnel des hommes entre eux, des entreprises entre elles et de l’entreprise avec l’Etat et la société.

A très peu près, tout le monde s’accorde à voir dans l’évolution actuelle une diminution ou même une élimination des Etats-nations dans le domaine économique au profit des entreprises et de la loi du marché. Ce ne sont plus les Etats qui décident d’une politique économique, mais les entreprises qui régulent et dictent leurs conditions aux Etats. Elles en arrivent à influencer d’autres domaines connexes à l’économie tels que la culture, la démographie, l’université, etc.  Il s’ensuit une confusion entre politique et économie. L’économie, par essence est de caractère privé (initiative de la production, caractère privé de la consommation), tandis que la politique, par essence, se préoccupe de ce qui est public. Pie XII[4], intervenant sur la question, enseignait : « toute l’activité politique et économique de l’Etat est ordonnée à la réalisation durable du bien commun, à savoir la réalisation des conditions extérieures nécessaires à l’ensemble des citoyens pour développer leurs qualités, leurs fonctions, leur vie matérielle intellectuelle et religieuse. »

La réflexion morale principale porte sur le problème suivant : la politique a pour finalité le bien commun. Les entreprises aux intérêts divergents, prises dans une concurrence très forte, ne peuvent se préoccuper du bien commun de la collectivité. Si le politique est soumis à l’économique, que devient le bien commun ?

Antoine Marie Paganelli


[1]              Allocution du 31 janvier 1952

[2]              Radio message du 23 décembre 1950 

[3]              (Pie XII Lettre à la Présidente de la Fédération des femmes catholiques allemandes 17 juillet 1952)

[4]              Radio message 24 décembre 1942