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Lorsqu’après la Révolution, les papes, jusqu’à Pie XII inclus, ont parlé de la restauration chrétienne de la société, ils ont toujours mis les corporations professionnelles à la base de l’organisation sociale. Il ne s’agit pas, bien sûr, dans l’esprit des papes, de ressusciter les anciennes corporations dans l’état identique où elles ont existé, mais comme le disait le père Charles Maignen : « Tout en tenant compte de la différence des temps et de certaines transformations introduites par les machines dans les conditions de travail, il reste encore, dans l’organisation ancienne des corporations de métiers, certains éléments essentiels, certains principes de conduite et d’organisation qui n’ont pas vieilli, qui ne sont pas devenus caducs, parce qu’ils répondent à des besoins et à des états permanents de la nature humaine et à l’intérêt commun, soit de la société entière, soit des hommes qui vivent de l’exercice d’une même profession » 1.

Nature et organisation des corporations

Essai de définition

Les corporations ne sont pas apparues subitement dans l’histoire. Le principe des associations à l’intérieur d’un même métier est un principe d’ordre naturel que l’on rencontre dans l’empire romain, par exemple. La période du XIIIème siècle, prise communément pour marquer le début des corporations chrétiennes, correspond à la période où leur organisation est arrivée à maturation, comme en témoigne le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de saint Louis, écrit vers 1268 2, et qui décrit l’organisation corporative.

D’autre part, du XIIIème siècle jusqu’à leur suppression définitive par la loi Le Chapelier en 1791, les corporations n’ont pas fonctionné, bien sûr, selon un modèle identique. On peut cependant dégager des traits communs à toutes ces associations d’artisans. C’est ce que nous allons tâcher de faire maintenant.

La corporation groupait dans un organisme fortement hiérarchisé, en vue du bien commun de la profession intéressée, tous ceux qui, dans une ville ou dans une région, exerçaient le même métier. C’est cette hiérarchie professionnelle 3 qui faisait la force de la corporation, hiérarchie non point imposée par un décret arbitraire, mais par la force des choses, à partir du moment où l’on s’était associé pour protéger le métier.

Le personnel des corporations

Ce sont des artisans, c’est-à-dire, à la différence des agriculteurs, une classe ne subsistant pas par elle-même, mais qui produit nécessairement pour les autres et a besoin de leurs produits.

La majorité des artisans habite les villes. Les métiers y sont plus spécialisés que de nos jours à cause du travail à la main et de l’habileté qu’il exige.

Le régime de travail est celui du petit atelier domestique. Il comprend un maître ouvrier occupant à son foyer ses enfants, un ou deux apprentis, un ou deux compagnons. Le maître est père de famille et chef d’atelier.

L’organisation n’est pas plus développée en raison des moyens de production assez rudimentaires et des difficultés de communication ne permettant qu’un rayonnement le plus souvent local.

Les apprentis

Ils sont le premier échelon de la hiérarchie professionnelle et sont l’objet de la sollicitude toute spéciale de la corporation.

L’apprenti, qui a choisi librement son métier, est conduit au maître par ses parents. Le nombre des apprentis pour chaque maître (en dehors des enfants du maître) est limité à un ou deux pour maintenir à l’entreprise son caractère familial.

Le contrat d’apprentissage, qui lie l’apprenti à son métier et à la corporation, est passé devant notaire, et en présence des jurés. Le maître ne peut renvoyer son apprenti que pour des raisons extrêmement graves. Mais inversement, l’apprenti ne pouvait quitter son maître avant l’expiration de son temps d’apprentissage.

La moralité de l’apprenti est surveillée étroitement, et cette surveillance apparaît dans la loi.

La durée de l’apprentissage varie bien sûr selon les métiers. Pendant toute la durée de l’apprentissage, l’apprenti est l’objet de l’intérêt tout spécial des jurés qui le visitent chez son maître, et veillent à ce qu’il soit traité doucement et humainement. La corporation veille en effet à la protection et à la formation professionnelle du jeune homme apprenant un métier, protection dont l’absence se fit douloureusement sentir au lendemain de la Révolution.

Les compagnons

Une fois terminé son temps de formation et reconnu capable, l’apprenti devient compagnon.

En cas de rareté de la main-d’œuvre, les compagnons s’offrant à l’embauche doivent être répartis entre les maîtres qui en ont besoin, ceci afin d’éviter une concurrence déloyale. Quant aux demandes d’embauche, elles sont centralisées et acheminées vers les maîtres en quête de main-d’œuvre. Un contrat en forme règle de part et d’autre les conditions du travail. « On y retrouve les clauses du contrat d’apprentissage : engagement du maître à traiter doucement et humainement ses ouvriers ; engagement du compagnon à travailler selon les exigences du maître, à lui obéir en tout ce qui est licite et honnête et, clause digne de remarque, à “faire le profit du maître et à éviter son dommage” : c’est le principe de la solidarité des gens du métier qu’on chercherait en vain dans le syndicalisme actuel opposé aux patrons » 4.

Les compagnons représentent la classe ouvrière de l’ancien régime. Ils vivent sous le toit du maître 5 ou, s’ils vivent en dehors, ils sont sous sa surveillance paternelle et corrective.

Les compagnons sont à leur tour protégés par la loi.

Les compagnons désireux de se perfectionner dans leur métier peuvent aussi voyager d’une ville à l’autre, faisant ce que l’on appela chez nous leur « tour de France ».

Les compagnons peuvent se diviser en deux classes : ceux qui aspirent à la maîtrise et ceux qui ne dépasseront jamais le degré du compagnonnage, en général parce qu’ils n’ont pas assez d’argent pour s’établir.

Les maîtres

D’abord apprenti, puis pour l’ordinaire compagnon, l’ouvrier dûment formé peut accéder à la maîtrise. Mais pour y accéder, le candidat doit faire preuve de sa capacité, passer un examen sur son savoir professionnel, et produire le « chef-d’œuvre ». Le père Mura fait remarquer très pertinemment : « C’est là un aspect fondamental qui distingue le métier d’autrefois du régime de liberté présidant à l’exercice d’une profession de nos jours. (…) Le régime de liberté, disons de libéralisme économique, permet à n’importe qui de faire n’importe quoi, avec tous les risques de fraudes et de malfaçons que cela implique au dam du client ; l’exigence du chef-d’œuvre et de l’examen préalable, avec tout ce que cela suppose de formation spécialisée, assurait au métier des ouvriers de valeur et au consommateur des produits de qualité » 6.

Le mot de chef-d’œuvre ne signifie pas forcément œuvre d’art. Il s’agit, dans la ligne de chaque profession, d’un travail de haute valeur professionnelle qui témoigne de la possession du métier.

Les jurés

On les appelle encore gardes, ou consuls, ou encore prud’hommes selon les régions.

Ils sont les administrateurs du corps de métier, renouvelés le plus souvent par moitié chaque année, par élections.

Les jurés ont pour fonction de défendre les droits et privilèges du corps qu’ils représentent : ils en administrent les ressources et rendent leurs comptes chaque année. Ils font les visites d’ateliers et de magasins conformément aux statuts, afin de vérifier l’exacte observation des règlements de fabrication. Ces visites permettent en même temps d’exercer une surveillance toute paternelle sur les apprentis et les compagnons, de recevoir leurs plaintes ou celles des maîtres en cas d’abus.

La protection du roi de France

Les corporations n’ont pas, en face d’elles, une administration centralisatrice, anonyme et inhumaine. Elles ont un père, qui est en même temps celui auprès de qui l’on pourra toujours obtenir justice. Ce père est le roi de France en personne.

L’intervention du roi est nécessaire : en effet, il faut bien une autorité suprême pour tout ordonner au bien commun de la société. D’autre part, les corps de métier ont certaines attributions de justice ou de police ressortissant à l’autorité publique du prince.

Le roi est le législateur direct des corporations. Les moindres détails de la fabrication lui sont soumis. Tous les statuts sont honorés de la signature royale et chaque corporation considère le roi comme son protecteur particulier et spécialement favorable.

Cependant l’équilibre est maintenu parce que le roi respecte ce que l’on appelle le principe de subsidiarité. Ce principe est très bien formulé par le pape Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno.

Sans se substituer à l’initiative des gens de métier, le roi en homologue les règles et statuts et leur donne force de loi privée dans le cadre du métier. Il se réserve d’intervenir davantage quand le bien commun le réclame, là où l’initiative privée se révèle insuffisante, mais il se refuse d’aller au-delà. Nous sommes aux antipodes du socialisme centralisateur.

Les confréries de métiers

Elles sont une magnifique illustration de l’esprit de foi de ces époques, et du principe de la royauté sociale de Notre Seigneur. L’homme doit glorifier Dieu par son travail, et la fin ultime des corporations est de rendre honneur à Dieu en tant que groupe professionnel.

Le siège de la confrérie était dans une chapelle spéciale, le plus souvent la chapelle d’une église paroissiale ou conventuelle.

La corporation-confrérie a ses jours de réunion : la fête patronale, les services pour les confrères défunts, des messes spéciales.

L’image des patrons était peinte sur les bannières des métiers. Ces bannières étaient en tête des corporations en toutes les occasions solennelles, non seulement aux fêtes religieuses, mais même durant les batailles.

La charité n’était pas oubliée, on s’en faisait au contraire un devoir. Ainsi les orfèvres avaient l’hôpital Saint-Éloi pour les orfèvres pauvres . Tous les ans, ils donnaient aussi un repas aux pauvres de l’Hôtel-Dieu. A chaque fête du métier, presque à chaque assemblée, les pauvres orfèvres ou leurs veuves recevaient une somme d’argent et du bois pour l’hiver.

Le rôle bienfaisant des corporations

Les corporations ont protégé la foi et les mœurs

Pour garder la foi, la prédication à la messe le dimanche ne suffit pas. Il faut toute une organisation sociale qui facilite au peuple l’exercice de la vertu 7. Il est clair que l’organisation et le fonctionnement des corporations jouèrent ici un rôle décisif dans l’ancienne France.

Le laïcisme républicain, né à la Révolution, voulant séparer la vie publique de la religion et de la morale chrétienne, ne pouvait faire autre chose que de supprimer les corporations. L’effondrement de la foi et des mœurs ne s’est pas fait attendre.

Les corporations ont garanti à l’ouvrier l’emploi et un salaire honorable

Le système corporatif est aux antipodes du libéralisme économique. Loin de permettre une liberté sans contrôle de la concurrence, il réglemente rigoureusement l’embauche et la production pour que tout le monde ait du travail selon ses compétences, et un salaire honnête.

Par ces sages mesures, « les métiers sont préservés, soit de l’inconvénient du manque de bras, soit du danger de l’encombrement. L’équilibre est maintenu par les assemblées de métier qui peuvent modifier, avec l’autorisation royale toujours accordée, le nombre des maîtres ou des apprentis selon l’accroissement ou la diminution de la demande. L’ouvrier ignore donc les misères des chômages périodiques ; il est certain de vivre de son métier. L’apprentissage est long mais, devenu compagnon, l’ouvrier est propriétaire [de son métier, c’est-à-dire que la corporation lui fournit toujours du travail] (…) ».

« Le maintien des prix, le taux des salaires, sont débattus dans les assemblées de métiers, qui préviennent les abus qu’auraient pu causer la cupidité des maîtres ou les exigences des ouvriers ».

Pour empêcher une concurrence qui serait autre que celle de la qualité du travail et de la loyauté, les corporations règlementent le travail dans sa durée, ses procédés, ses achats.

Ce système de contrôle par la corporation a pour nom le monopole, ou privilège exclusif de la production et de la vente, strictement règlementées en vue du bien commun. Des assouplissements à ce principe sont d’ailleurs tolérés : « Certains métiers admettent l’emploi d’auxiliaires non qualifiés, à titre d’alloués [tout en veillant au maintien de la qualité de la fabrication] (…). Bien d’autres correctifs, soit dit en passant, sont apportés au monopole tant critiqué des communautés de métiers ; entre tous, il faut signaler la concurrence largement pratiquée par les forains ouvriers des campagnes, qui exerçaient librement divers métiers élémentaires ; ils en apportaient périodiquement le produit dans les villes (…). Les jours de marché et les jours de foire assuraient de larges possibilités d’échange, de concurrence, avec un ample échantillonnage de produits que les marchands y apportaient même de fort loin » 8. Le système était donc très équilibré.

Les corporations ont protégé et assuré la haute qualité du travail

Cela a été obtenu par la formation professionnelle rigoureuse, tant au niveau de l’apprenti, que du compagnon ou du maître (le chef-d’œuvre), et par le contrôle sévère de la production par les jurés ou gardes du métier.

On objectera que ce système des corporations correspondait à un niveau rudimentaire de la production, qui est celui d’une économie entièrement artisanale. Il faut répondre que le système des corporations n’a pas empêché le développement de l’industrie, dès que celui-ci fût rendu possible par le progrès des techniques. « Colbert, qui développa au plus haut degré l’organisation du travail en France et rendit les corporations pour ainsi dire obligatoires, encouragea à grands frais la création des manufactures (…). Mais quand bien même on constaterait dans les statuts corporatifs certaines entraves à la liberté absolue de l’outillage et à la brusque introduction dans les métiers de toutes sortes de machines, loin de voir là une faute et une gêne pour l’industrie, nous louerions cette prévoyance et cet acte d’humanité autant que de sagesse. C’est la liberté absolue de l’outillage et la soudaine irruption des machines dans n’importe quel corps d’état qui sont, parmi les principales causes des fluctuations de l’industrie, les plus funestes à la fortune des manufactures, comme à l’existence des ouvriers (…). Louis XVI fit des efforts immenses et parfaitement inconnus, plus constants et plus généreux que ceux de Colbert, pour le développement de l’industrie manufacturière, offrant aux nationaux et aux étrangers des avantages considérables pour la création, en France, de nouvelles usines, promettant l’exemption des impôts, des avances d’argent, etc. Seulement, il y avait des règlements à suivre pour la police des manufactures, pour l’introduction des machines, etc. Ainsi, sans les destructions stupides de la Révolution, avec le régime de la corporation pour les villes et la règlementation pour les usines, le bonheur du peuple eût été assuré par une sage organisation du travail » 9.

Les corporations ont grandement contribué à maintenir l’unité du corps social

Cela se réalisa grâce à la profonde union que ce système maintenait entre le chef de la nation et la population active, et à l’intérieur des métiers, entre le patron et les ouvriers, ainsi que par la pratique de la charité fraternelle entretenue par les confréries. De ce point de vue, les corporations sont profondément anti-révolutionnaires, ce qui explique la haine de tous les révolutionnaires à leur égard.

R.P. Marie-Dominique o.p.

1

Père Ernest Mura, Les Anciennes Corporations, Chroniques des religieux de Saint-Vincent-de-Paul, nº 43, éditées par la maison mère de la congrégation : 27 rue de Dantzig, 75015 Paris, 3e trimestre 1961, p. 25.

2

A la demande du saint roi, Étienne Boileau ordonna aux corps de métiers de rédiger leurs statuts pour en conserver le texte au Châtelet.

3

On se rappellera que cette hiérarchie du maître, du compagnon et de l’apprenti a été indignement parodiée par les sectes maçonniques.

4

P. Mura, ibid., p. 22.

5

Le mot de compagnon vient des mots latins cum pane, qui signifient qu’ils partagent le pain avec le maître. Retenons ce nom de compagnon pour désigner l’ouvrier ! Dans l’antiquité, l’ouvrier était un esclave. Avec le temps, et sous l’influence de l’Église, il devint serf, puis serviteur, enfin compagnon, celui qui partage le pain avec son maître.

6

P. Mura, ibid., p. 23.

7

On pourra noter que, pour saint Thomas d’Aquin, le principal effet de la loi doit être de « rendre les hommes bons » (I-II, q. 92, a. 1).

8

P. Ernest Mura, Les anciennes corporations, ibid., p. 22.

9

Maurice Maignen, cité par Charkes Maignen dans Maurice Maignen, directeur du cercle Montparnasse, et les origines du Mouvement social catholique en France (1822-1890), Luçon, S. Pacteau imprimeur-libraire, 1927, p. 514, 515, 517.