Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

{mostoc}

Si la solution aux maux de la société est avant tout politique, il n’est pas question pour autant de se désintéresser des problèmes que nous rencontrons dans notre vie professionnelle ni de renoncer à en chercher les remèdes, d’autant que le métier occupe une place essentielle dans notre vie.

Durant les quarante ans de notre vie professionnelle, nous passons plus de la moitié de notre temps éveillé au travail, ce qui dépasse le temps que nous consacrons à notre conjoint et à nos enfants. Il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’il est aussi important de bien choisir son métier que de choisir son conjoint. De même, il est aussi important de bien choisir son employeur que de choisir son logement, si cela est encore possible pour l’un comme pour l’autre.

En dehors de l’activité professionnelle, l’activité économique est également omniprésente, permanente, envahissante. Les spécialistes de la distribution s’intéressent au « marché des jeunes » et à celui « des seniors ».

Dans ce monde matérialiste que peut faire un chrétien ?

Nous sentons bien que nous ne devons pas subir passivement. Nous devons résister, construire autre chose, restaurer la Chrétienté. Mais nous ne pouvons sans doute pas tout transformer tout de suite. Comment nous y prendre ? Résister à cette situation est, à vue humaine, complètement impossible. Bref, la situation est grave. Grande est la tentation de ne rien faire. Mais, comme disait saint Pie X, la lâcheté des bons fait la force des méchants.

En fait, il y a beaucoup à faire. Ce sera long ? Il faut donc commencer tout de suite, nous aurait dit le maréchal Lyautey. Et grâce à Dieu, nous ou nos arrière-petits-enfants pourront voir se réaliser le dicton texan : il ne savait pas que c’était impossible alors il l’a fait. N’oublions pas que l’injonction de tout restaurer dans le Christ a été lancée par saint Pie X qui est déjà de la génération de nos arrière-grands-parents. Alors, courage.

Cette tâche, aussi vaste soit-elle, touchant à de multiples aspects, ne peut commencer autrement que par une réforme intellectuelle et morale personnelle. Nous devons changer nos manières de voir, d’analyser, de comprendre et de vouloir. L’erreur de notre temps consiste à croire que l’économie est autonome et se développe en dehors de toute considération d’ordre moral. C’est par là qu’il faut commencer.

Pour ce faire, disposons de champs d’action qui nous sont propres : d’abord le plan spirituel, et l’action sur nous-mêmes par la formation. Le but est de nous tenir prêts à agir chaque fois que cela sera possible. Le fait d’être prêts multipliera les possibilités. Sinon, rien ne se passera.

Nous proposons donc ici un programme personnel en trois dimensions à aborder de manière complémentaire, trois chantiers à lancer de manière simultanée : préparation spirituelle, formation, action.

La préparation spirituelle

« Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Dans ce combat surhumain (dont l’enjeu nous dépasse largement, car il se trouve être partie intégrante du combat des deux cités décrit par saint Augustin), pénétrons-nous de la pensée, qui était celle de sainte Jeanne d’Arc, que nous devons batailler mais que Dieu donnera la victoire. Il en aura la gloire, quand il le voudra, dans les circonstances qu’il décidera.

La prière est au centre du combat du chrétien, à titre privé, par l’oraison, le chapelet, les neuvaines, les exercices spirituels, complétés par la pénitence qui est une des dimensions naturelles du travail.

Mais la prière du chrétien est aussi publique. Entre autres manifestations concrètes, nous voyons des entreprises réintroduire le crucifix et les statues des saints, dès que cela est possible – ce n’est possible que pour ceux qui osent – dans les bureaux, les ateliers, les halls d’entrée, à une place d’honneur, bien visible. L’initiative est bien reçue du personnel, des clients, des fournisseurs. Chaque fois que cela est entrepris, une certaine solennité y est attachée, une cérémonie puis une petite fête marquent l’importance de l’événement.

Certaines entreprises ont entrepris leur consécration au Sacré-Cœur, à Notre-Dame, au saint patron du métier. L’ouvrage d’Anne Bernet, « Les chrétiens dans l’empire romain » indique une longue liste de saints patrons des métiers et l’histoire de leur martyre.

La formation

Cette formation nous conduira à mettre en place des principes à respecter et nous fera redécouvrir des réalités essentielles.

Des principes à respecter

Les principes de morale économique, d’abord : respect du personnel, respect des patrons, des clients, des fournisseurs, des lois encadrant le bien commun. Nous sommes en société. L’homme est un animal social qui ne peut vivre qu’en société.

Le principe de subsidiarité vise à situer les responsabilités au bon niveau d’une hiérarchie ou d’une organisation. Il rejoint d’ailleurs un principe de rentabilité voulant qu’un travail donné soit exécuté au niveau de coût le plus bas. Dans le cas contraire tous les petits problèmes sont réglés par la hiérarchie. C’est un désordre : prætor in minibus non curat 1.

Les règles élémentaires de justice : il y a de bons et mauvais patrons, de bons et mauvais ouvriers. Il importe de comprendre que l’existence des syndicats est rendue indispensable en raison du rapport de force crée par la Loi et s’exerçant sur le salarié.

Dans un monde chrétien, les grands projets qui intéressent plusieurs pays : équipement, défense du patrimoine naturel, épidémies… ne doivent pas être résolus par un gouvernement mondial, mais par accords entre plusieurs pays. L’Église, qui se situe au-dessus des États et dont la vocation est universelle, peut servir d’inspiratrice ou d’arbitre, comme elle l’a déjà fait dans les siècles passés.

Des réalités à redécouvrir

La vraie justice : citons à titre d’exemple, l’équilibre des contrats, qui sur un plan naturel, vise à préserver la pérennité de la relation de l’entreprise avec le client. La mesure en est le sentiment des deux parties d’avoir conduit une opération intéressante.

La responsabilité personnelle : elle doit être clairement identifiée dans l’organisation et la sanction (récompense ou punition) doit être établie sur des bases objectives et visibles.

La propriété doit être développée et respectée : elle ne doit pas apparaître comme un élément de richesse ou de pouvoir, mais d’abord comme un accroissement de responsabilités sociales : « Parce que tu as été fidèle en de petites choses je t’établirai sur de plus grandes ». Le principe se trouve dans la parabole des talents, associée à celle du serviteur fidèle.

Le corporatisme (ou l’esprit de métier, si on ne veut pas utiliser les mots usés par les luttes dialectiques. Seul l’esprit compte) : ill s’agit ici d’organiser la communauté d’intérêt des métiers. La tendance des grandes entreprises à sous-traiter est une occasion à saisir pour développer les métiers.

L’Action

Ensuite, forts de ces préliminaires, nous nous tournerons vers l’action concrète. Il y a des refus à opposer à la situation actuelle, mais aussi des faiblesses à compenser ou à faire disparaître.

Les refus à opposer

Il arrive que nous devions clairement dire NON à certaines situations qui nous sont plus ou moins imposées. Nous devons le faire avec force, c’est-à-dire netteté, clarté mais aussi avec prudence, dans des cas limités et bien choisis, et avec respect et intelligence. Notamment nous devons montrer que notre refus va dans l’intérêt de l’entreprise; par exemple refus de la corruption (risque de réputation de l’entreprise), refus de conflits d’intérêt (pérennité d’une relation commerciale). La règle, en la matière, est d’éviter de donner des leçons de morale. Le jugement n’appartient qu’à Dieu, assisté par les autorités légitimes. Souvent dans la vie professionnelle, il suffira de montrer les conséquences sur l’entreprise, les collègues, les clients etc… pour se faire comprendre.

NON à tout ce qui est superflu ou virtuel par rapport au métier : les formations étrangères au métier, éloignées de l’entretien ou du développement des compétences. Refusons aussi le recours à ces consultants dont le rôle est de pousser à des décisions que la hiérarchie n’a pas le courage de prendre.

NON à la loi de la jungle, qui aboutit à des gaspillages de personnel mis au placard, de clients perdus, de fournisseurs mis en faillite, de biens sociaux gaspillés…

NON au pillage de la création, fruit de la mégalomanie, de train de vie abusivement ostentatoire ou de consommations inutiles pour l’entreprise.

NON à la spéculation financière qui ne crée aucune richesse et contribue régulièrement à des crises de confiance des opérateurs et fragilise les vraies relations commerciales. Une opération financière doit avoir en contrepartie une transaction économique réelle, c’est-à-dire matérielle et non produire une plus value fictive ne correspondant à aucune création de richesse.

NON aux classifications dialectiques dressant les interlocuteurs les uns contre les autres de manière abstraite.

NON à l’emploi de notions « magiques » forgées par les manipulateurs de la société pour exercer un terrorisme intellectuel en créant des réflexes conditionnés.

Nous devons soutenir les syndicats d’employés et de patrons quand ils sont dans leur rôle et les censurer quand ils en sortent.

Les faiblesses à combler

Heureusement, la Cité de Satan n’est pas un modèle d’harmonie, de logique, de cohérence, de paix ou de charité. Elle nous laisse des occasions d’agir. Nous pouvons faire le bien en réconfortant, en encourageant, en prenant nos responsabilités.

Nous pouvons mener des actions sur l’organisation des entreprises, sur les institutions qui les entourent pour les recentrer sur leur rôle. Faire prendre à quelqu’un ses responsabilités, lui en montrer l’intérêt, n’est pas une mince victoire. Les occasions ne manquent pas. D’une façon générale, nous pouvons aider les élites à prendre leurs responsabilités et par ce moyen restaurer l’autorité des institutions qu’ils représentent.

Nous pouvons faire développer la formation professionnelle, tout en la limitant à l’entretien ou au développement des compétences. De cette façon, nous rendrons impossible le gaspillage des budgets dans certaines formations inutiles sur les comportements, le développement de soi et autres inventions de gourous qui ont plus à voir avec les sectes qu’avec l’entreprise. Entre autres exemples, nous pouvons faire supprimer des programmes les séances de « team building » où l’on perd son temps à des jeux pendant que les collègues travaillent. Attention à ce que ces séances ne soient pas reportées sur des jours de repos qui sont consacrés à la famille… et au repos légitime !

Le chrétien peut agir seul, mais aussi en groupe. Tel est le rôle de Civitas. Nous pouvons participer à tous les réseaux d’amitié et de compétences qui visent à reconstituer le tissu social, les vraies solidarités naturelles de métier et contribuer à éliminer les réseaux exogènes et autres clubs artificiels.

Nous pouvons contribuer aux initiatives qui visent à développer la qualité professionnelle en éliminant ou en faisant éliminer les gourous organisateurs de structures matricielles qui cassent les hiérarchies et dissolvent les responsabilités.

Nous pouvons soutenir toutes les initiatives qui visent à améliorer l’information des employés sur leur travail. Principalement pour tout ce qui est utile aux opérateurs. En revanche, il faut éviter l’information inutile qui fait perdre du temps, distrait de l’essentiel et donne de l’importance à ceux qui veulent déstabiliser l’entreprise, qu’ils appartiennent à la hiérarchie ou, comme certains syndicats, à des courroies de transmission parallèles, voire extérieures à l’entreprise.

D’une façon générale, nous pouvons contribuer à la mise à jour de la vérité qui est le meilleur moyen de contrer les menteurs et les dissimulateurs et autres petits malins dont les actes vont dans le sens de leurs intérêts immédiats, mais rarement dans l’intérêt de l’entreprise.

Se réformer et rayonner

D’une part, la réforme intellectuelle, morale et spirituelle indispensable commence par nous-mêmes et continue par ceux qui nous entourent. Entraînons-nous et entraînons d’autres acteurs de la vie économique à avoir le réflexe de choisir la vérité et la charité, en se posant les bonnes questions. Par exemple :

Pourquoi continuer à suivre des publications spécialisées qui travestissent la vérité sur des sujets que nous connaissons bien ? C’est le cas des journaux que, paraît-il, « il faut avoir lus pour être informés », comme le Monde ou de revues qui soit disant, « ne sont pas si mal que çà » et qui inoculent leur venin à petites doses.

Pourquoi « vouloir faire comme tout le monde » quand nous avons été prévenus que large est la voie qui nous mène à la perdition, que beaucoup sont appelés, mais peu sont élus, et que tout simplement l’expérience nous enseigne que faire comme tout le monde est souvent la plus mauvaise voie.

Pourquoi ne pas appliquer nos principes là où nous sommes ? Dans la vie professionnelle nous sommes complètement dans le monde, et nous sommes confrontés en permanence à la nécessité de ne pas être du monde. La meilleure méthode est d’y jouer un rôle d’attraction, de propositions de nouvelles voies face aux impasses actuelles. C’est le cas notamment sur les questions de l’emploi, de justice, du respect du personnel, des clients, de l’autorité.

D’autre part, dès que se manifeste la demande d’en savoir plus, enseigner la doctrine économique et sociale de l’Église. Face aux actions que nous menons, certains se demandent dans l’entreprise quels sont les principes qui nous font agir. Si la démarche est vraiment honnête, c’est le moment de faire connaître la Doctrine Sociale de l’Église et de préparer la personne à nous aider dans notre tâche.

Dirons-nous encore qu’il n’y a rien à faire ? Ces quelques exemples concrets montrent les possibilités qui s’offrent à nous dès à présent. Ces actions prépareront des actions futures de plus grande ampleur le moment venu. Ce moment peut venir très vite, vu les déséquilibres que provoque le monde actuel qui veut se passer de Dieu. Viendra inévitablement le moment où NSJC aura besoin de nous. Nous trouvera-t-il vigilants, la lampe allumée au milieu des ténèbres ?

Ce seront les circonstances, qu’il a déjà choisies de toute éternité, qui feront les héros et les saints préposés à la conduite de son troupeau.

Christian Lajoinie

1

« Le chef ne doit pas s’occuper des petites choses ».