Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

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Étymologiquement, l’économie est la science de la « bonne administration de la maison ». En philosophie, l’économie est la « science » qui s’intéresse à la recherche des conditions matérielles du bonheur. Développons ces notions.

Notions premières d’économie

Commençons par rappeler quelques notions. Les principaux acteurs de la vie économique sont les entreprises, les ménages, les administrations. Les fonctions de ces acteurs de la vie économique sont variées et complémentaires :

Les entreprises, les administrations produisent des biens et des services, par l’action combinée du travailleur (le facteur travail), et de ses outils, (le facteur Capital). Il en résulte une production.

Les ménages et les collectivités en général, (les communautés religieuses comme les autres d’ailleurs) ont une activité économique qui consiste à consommer. La consommation peut être immédiate ou différée. Dans ce dernier cas, la consommation est appelée épargne. Dans les entreprises et les administrations l’épargne est généralement placée et sert à financer le développement et le renouvellement des outils de production. On parle alors d’investissement.

Dans leur activité, les entreprises et administrations consomment des biens et services achetés à d’autres entreprises et administrations. On appelle cela des consommations intermédiaires.

Ces termes élémentaires recouvrent des réalités économiques dont la finalité est de concourir au bonheur matériel des hommes en répondant à leurs besoins. Mais ces mêmes réalités, lorsqu’elles sont introduites dans le désordre ou vécues de manière anarchique sur la scène du monde, peuvent constituer la source de drames, de guerres ou de révolutions. Rien n’est neutre en économie. Il est pernicieux de faire croire que les échanges économiques échappent à la morale et ne peuvent qu’apporter la paix aux hommes : tout dépend de la finalité qu’on assigne à l’économie et de l’équilibre qu’on peut réaliser entre ses différentes composantes.

Conception naturelle et chrétienne de l’économie

L’ordre et l’équilibre doivent donc être au nombre des préoccupations économiques.

Selon le Droit Naturel : pourvoir à ses besoins par la consommation

L’économie a pour but de favoriser matériellement le bonheur. « Celui-là est heureux qui a ce qu’il veut, et qui ne veut rien de mal » nous dit saint Augustin (De Trinitate) En économie cela se traduit par la consommation. Citons Rerum novarum « Travailler, c’est exercer son activité dans le but de se procurer ce qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais surtout pour l’entretien de la vie elle-même ».

Expliquons-nous. Seul sur son île, Robinson a commencé par se procurer ce dont il avait besoin pour vivre et par manger ce qu’il trouvait. Certes, par la suite, il a fabriqué des outils, labouré, construit des canaux d’irrigation. Ce sont des activités productives d’investissement dans l’outil de production, de constitution de capital productif, d’une production dont il épargnait une partie pour les jours d’hiver ou de sécheresse. Nous ne connaîtrions pas son histoire s’il avait vécu comme une cigale. Mais la production, la constitution d’outils, l’épargne etc. étaient destinées à sécuriser sa consommation. Il pourvoyait ainsi à l’entretien de sa vie elle-même.

La finalité est la consommation. On peut encore le démontrer par l’absurde. L’économie soviétique s’enorgueillissait d’obtenir des productions supérieures aux prévisions du Plan. Ainsi, dans les forêts d’Asie centrale s’amoncelaient des tas de bois coupé qui pourrissaient sur place pendant que le pays entier souffrait du froid car il n’y avait pas les infrastructures pour les acheminer sur les lieux de consommation. Une surproduction ou même une production suffisante peut cohabiter avec la misère et le gaspillage. En y réfléchissant bien, une inversion des fins analogue existe dans l’économie libérale quand celle-ci met sa finalité dans l’appât du gain par la spéculation sans créer de richesses ou quand elle dope par la publicité et le crédit une consommation inutile et disproportionnée qui met plus d’un ménage en difficulté.

Selon la Révélation

Personne n’a trouvé dans la Révélation de Traité d’Économie. Pourtant cette préoccupation est présente dès l’origine.

Dieu a dit : « Faisons l’homme à notre image » (Gn. I, 26). Dieu a aussi dit à l’homme, avant la chute, « croissez, multipliez, dominez toute la terre » (Gn. I, 27-28). Le travail est l’un des modes d’action qui réalise l’aspect créateur de l’image de Dieu que l’homme a reçu à sa création. La chute originelle n’a pas anéanti la nature humaine. Elle l’a gravement blessée, mais elle ne l’a pas détruite. De là vient que nous pouvons trouver dans le travail un certain bonheur et du plaisir à créer ou simplement à contribuer à la réalisation de quelque chose. Voilà pourquoi nous cherchons à sortir de la routine et à nous dépasser dans le travail. Nous devons exercer un métier (et non occuper un job ou nous occuper dans un job). Les hommes revêtus de la dignité d’enfants de Dieu, la seule vraie dignité, exercent un métier. Le désordre actuel de la multiplication des petits boulots précaires atteste que notre société s’éloigne de la norme.

Ce n’est qu’après la chute que le travail a trouvé son caractère de pénitence et de peine. En tant que punition, il est fatigant, voire harassant. (Genèse III, 17 « A l’homme Dieu dit « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! À force de peine tu tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l’herbe des champs. À la sueur de ton visage tu mangeras ton pain jusqu’à ce que tu retournes au sol puisque tu en fus tiré. ») Nous devons accomplir le travail dans un esprit de pénitence, soumettre notre corps et nos sentiments à notre esprit et notre esprit à Dieu. L’ordre des choses implique donc un équilibre : que nous n’en fassions ni trop ni trop peu. En effet le sacrifice dans le travail ne doit pas aller contre notre obligation première d’honorer, louer, servir Dieu ni contre nos autres devoirs d’état envers notre famille et la cité. Ces deux dimensions caractérisent le travail humain.

La vie laborieuse est le lot des hommes. C’est pourquoi le travail engendre des droits qui nous permettent d’accomplir nos devoirs. L’État et les entreprises se doivent d’aménager les conditions qui nous permettent d’exercer un métier. Le bien commun, qui justifie la société, ne peut pas être assuré sans le travail.

Respect des finalités : condition de l’équilibre économique

Nous avons vu que la finalité économique est la consommation. Encore faut-il préciser ce dont il s’agit : consommation raisonnable, et non gaspillage, voire pillage de la planète au mépris des générations passées et surtout futures. Il s’agit d’une consommation réglée par les besoins réels de la vie et non par des besoins fantaisistes, artificiels ou dépravés qui dégradent et compromettent la vie. (Cf. Rerum novarum op. cit.)

La production, la distribution, l’épargne, l’investissement sont des activités économiques importantes, certes, mais au service de la consommation. Ce ne sont pas des finalités de l’économie. L’ignorer engendre des désordres. Si nous en faisons des finalités, nous nous trouvons en situation d’inversion des causes et des effets, avec de nombreuses conséquences perverses. Mais revenons aux principes pour clarifier notre propos.

Le lien de subordination

Il est important de noter un premier désordre : la folie destructrice de la loi Le Chapelier supprimant les corporations et donc le contrat collectif. L’esprit productiviste était déjà à l’œuvre. Depuis cette époque, le contrat de travail est un contrat de subordination et nous vivons toujours sur ces principes. Rien n’est moins catholique.

Bien sûr, dans l’organisation d’un travail il faut définir qui fait quoi, comment se prennent les décisions, pour qui on travaille, à qui on « rapporte ». Mais de là à mettre les employés en régime de subordination, il y a un pas que nous ne franchissons pas. Le lien de subordination, qui est le principe du contrat de travail, ignore la véritable nature humaine. L’être humain est doté d’intelligence et de volonté. Il est donc capable de poser des actes responsables où sa volonté agit librement. La subordination ne se conçoit que par rapport au bien commun social, au respect dû aux responsabilités exercées par d’autres personnes. Elle se conçoit donc relativement à une collectivité (à une association) et non dans un contrat à caractère commercial, conclu de personne à personne, de gré à gré, comme c’est actuellement le cas. Contrairement aux affirmations du droit révolutionnaire, le travail humain n’est pas une marchandise ordinaire. On ne peut réduire l’homme à une machine qui loue ses services. (Les enfants du bon Dieu ne sont pas des canards sauvages). Dans les corporations, il y avait un statut d’associations professionnelles. Les contrats étaient signés entre les donneurs d’ouvrage et les corporations. Les métiers étaient organisés pour éviter les conflits et les abus tant de la part des patrons que de la part des ouvriers. Ces contrats collectifs respectaient le bien commun beaucoup plus que les contrats de travail actuels. On reconstruira une société chrétienne dans le travail en réintégrant la dimension collective de métier et en concevant un contrat respectueux du bien commun.

En attendant nous pouvons vivre en chrétien dans nos relations de travail, en oubliant le contrat de subordination et en vivant en associés. Soutenons les initiatives qui vont dans ce sens : syndicats chrétiens (lorsqu’ils suivent la doctrine sociale), participation, intéressement au résultat de l’entreprise, organisation du dialogue social etc… Sur ces sujets nous devons avoir l’initiative.

L’appât du gain

Deuxième désordre : nombre d’entreprises tentent de satisfaire leur ambition de gagner toujours plus en créant des besoins superflus, par la publicité à outrance, afin d’écouler des biens et services superflus ou inutiles. On aura recours à des moyens malhonnêtes ou retors pour provoquer des achats non réfléchis : publicités mensongères à supports passionnels plutôt que rationnels, faisant appel à la sensualité plutôt qu’à la raison, donnant des informations trop légères au sens propre et au sens figuré.

On entend dire que le marketing vise à découvrir les besoins des clients pour créer des produits adaptés. Catholiques, nous ne pouvons qu’être d’accord. Là où le bât blesse, c’est que, dans la pratique, l’hédonisme, l’orgueil, l’esprit matérialiste prennent le pas sur la vie.

L’épargne

L’Épargne est une bonne chose en soi : c’est de la consommation différée. Si je ne consomme pas tout mon revenu tout de suite c’est que je me prépare à une dépense future importante. Mais, pour tirer avantage à courte vue de l’avarice qui sommeille au fond du cœur humain déchu, la science économique distingue trois épargnes : au-delà de l’Épargne de précaution, sur laquelle nous sommes d’accord, existe (est-ce indispensable ?) une épargne de thésaurisation (celle de l’avare qui prive tout le monde, lui et les autres, de son bien) et l’épargne de spéculation (celle de celui qui va profiter de toutes les fluctuations bonnes et mauvaises de la valeur des biens et chercher éventuellement à la manipuler). Recouverts du vocable distingué d’épargne de précaution, thésaurisation ou spéculation l’ivraie se mélange au bon grain… et se vend bien sûr au prix du bon grain.

Investissements

Quant aux investissements, l’esprit de domination, l’amour désordonné du pouvoir ou au contraire des investissements trop rapidement désuets sont sources de gaspillage, d’effort d’assujettissement d’une partie des acteurs aux autres. Par exemple de l’État sur les individus dans les économies socialistes, des plus riches sur les plus faibles dans les économies « libérales ». Mais in fine, dans une lecture catholique tout converge malgré les apparences. Dans les deux types d’économie, les plus vénaux mettront la main sur les rouages de l’État pour faire évoluer les choses dans leur intérêt. Et le Bien commun dans tout cela ?

Ces désordres créent des déséquilibres économiques et engendrent des distorsions et des crises. Les remèdes, qui ne reviennent pas aux finalités ne font qu’accentuer et perpétuer les crises : crises du logement, du bâtiment, du textile, de la sidérurgie, de l’emploi, crise monétaire, crise mondiale Nord – Sud, etc. Les mesures prises pour corriger un déséquilibre provoquent de nouveaux déséquilibres. C’est la même situation qu’en médecine, lorsqu’on soigne les gens avec de la pharmacie qui, étymologiquement, veut dire poison. On ne fait que déplacer les déséquilibres. On ne soigne que ce qui est suffisant pour faire durer.

Les champs d’action

Nous avons abordé rapidement quelques sujets économiques en nous efforçant d’y porter un regard chrétien. Ce regard est à l’inverse de ce que propose le Monde. La Foi et la Révélation nous donnent un regard lucide et réaliste. Cela comporte plusieurs conséquences majeures.

En tant que baptisés et confirmés, nous sommes dans le monde, et non du monde. Nous rejetons ses pompes et ses œuvres mais le bon grain et l’ivraie (la zizania dit l’Évangile) poussent ensemble. Le paradis terrestre est perdu, nous ne le referons pas. Faire croire le contraire, c’est la grande tromperie de l’esprit mondain qui fait bien rire l’ennemi de l’homme, car Satan connaît son camp. Le progrès de l’Homme n’existe pas. C’est un bobard lancé par les impies pour asservir des gens simples, ou des imbéciles, des tièdes et des politiquement corrects qui se satisfont d’être asservis (Du pain et des jeux). Il n’empêche que nous avons la certitude que maintenant comme toujours, nous avons beaucoup de choses à faire en économie pour le Royaume de Dieu.

Rappelons simplement quelques éléments de la doctrine sociale.

La parabole « regardez les lys des champs et les oiseaux du ciel », (Mt VI, 25-30) n’est pas une invitation à ne rien faire mais à garder la mesure dans l’activité de production qui précède notre consommation. Nous connaissons tous les conséquences d’une surproduction : gaspillage et chute des cours. La punition immanente fait que nous travaillons plus pour gagner autant, voire moins.

La parabole de l’homme qui construit une tour (Luc XIV, 28-31) et doit s’asseoir pour calculer la dépense, pour éviter… que les passants ne rient de lui, nous indique bien que nous devons être prévoyants dans notre activité économique et adapter les moyens au but poursuivi. Ce qui requiert une démarche prévisionnelle, une réflexion tenant compte d’autrui et de la sanction que peut apporter la société. Être sérieux, professionnel dans la vie économique est un devoir. La conception catholique du contrôle de gestion et de la conduite de projet trouve là leur fondement.

Justice vis-à-vis des autres hommes, des générations futures et passées : « ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse » saint Paul.

Devoir de Charité, (et non de solidarité humanitaire intéressée et obligatoire) vis-à-vis des plus jeunes, des plus anciens, des plus faibles. « Vous aurez toujours des pauvres ». Les responsables ont un devoir de protection. Que les plus faibles soient obligés de revendiquer est un désordre consécutif aux injustices.

La propriété est un droit dans la mesure où elle est un moyen d’accomplir nos devoirs envers Dieu, envers soi-même et envers le prochain « La propriété privée (…) est pour l’homme de droit naturel ; l’exercice de ce droit est chose non seulement permise, surtout à qui vit en société, mais encore absolument nécessaire. Maintenant, si l’on demande en quoi il faut faire consister l’usage des biens, l’Église répond sans hésitation : sous ce rapport, l’homme ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais bien pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. (Rerum novarum 19)

Christian Lajoinie