Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

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L’étude de la situation monétaire mondiale révèle que les États ont renoncé à exercer leur rôle de régulateur et d’harmonisateur. Il en résulte que les plus forts créent leur monnaie en dehors de toute légalité. Le dollar est roi, dans un royaume de faux-monnayeurs.

Pie XII écrit dans Summi Pontificatus (20 octobre 1939) : « C’est la noble prérogative et la mission de l’État que de contrôler, aider et régler les activités privées et individuelles de la vie nationale, pour les faire converger harmonieusement vers le bien commun, lequel ne peut être déterminé par des conceptions arbitraires, ni trouver sa loi primordiale dans la prospérité matérielle de la société, mais bien plutôt dans le développement harmonieux et dans la perfection naturelle de l’homme, à qui le Créateur a destiné la Société en tant que moyen ».

Sur le plan économique, l’État doit donc veiller à maintenir en lumière une certaine vérité. Qu’est-ce à dire ? Il doit éviter que les tromperies et les illusions ne l’emportent. Il doit faire en sorte que les divers agents économiques tiennent compte de la réalité et ne vivent pas au-dessus de leurs moyens ; qu’ils tiennent leurs responsabilités et ne privatisent pas leurs bénéfices tout en comptant sur la collectivité pour éponger les pertes. L’État doit employer les moyens d’une politique visant l’équilibre et la stabilité. Nous voudrions, dans cet article, examiner l’économie actuelle sous son angle monétaire et montrer combien le retour aux principes de la doctrine sociale de l’Église est nécessaire.

À l’origine, un État peut définir et mettre en œuvre une politique monétaire pour réguler la liquidité et assurer la stabilité de la monnaie :

Il peut agir sur l’offre de la monnaie. La Banque de France avait le privilège exclusif d’émission de la monnaie fiduciaire (billets de banque) et le Trésor, celui de la monnaie divisionnaire (pièces de monnaie). En ce qui concerne les monnaies créées par les banques (monnaie scripturale, celle qu’on écrit : les chèques, ou maintenant les lignes d’ordinateur) on ne parle pas d’émission mais de création.

L’État agit sur l’offre également – principalement par le système bancaire en définissant la politique du crédit.

La politique monétaire est orientée par la fiscalité qui encourage les investissements ou l’épargne dans divers secteurs.

Enfin, l’État agit par ses relations financières avec l’étranger : changement de parité, soutien des cours, etc.

Notre histoire récente se résume à l’abandon de la politique monétaire, dans un premier temps par une copie progressive du modèle américain par les différents États, et à « l’harmonisation » (?) vers laquelle nous pousse l’Europe. Dans un deuxième temps, par l’abandon pur et simple des principaux moyens de régulation de la monnaie. Corrélativement, ce renoncement progressif est accompagné de la mondialisation, mouvement qui revient sur le plan monétaire à la mainmise des USA sur la monnaie.

Pour imposer le dollar au monde entier il fallait faire tomber deux institutions :

La convertibilité des monnaies en or : on assiste à un premier essai au lendemain de la première guerre mondiale, puis à un second essai, plus conséquent, au lendemain de la seconde guerre mondiale.

Le privilège régalien des états de battre monnaie et de mener une politique monétaire. Cette seconde phase s’achève avec la création de l’euro.

Suppression de la convertibilité des monnaies en or

Tout se concrétise à la conférence de Gênes en 1922. Sous le prétexte que certains pays manquent d’or et qu’ils ne peuvent donc pas assurer la convertibilité en or, on leur offre la possibilité de convertir leurs billets en devises étrangères, elles-mêmes convertibles en or. C’est le système de l’étalon de change or. Ainsi se crée le mythe des devises or, que furent la livre sterling britannique et le dollar américain.

Le Gold Exchange Standard institué à Gênes intronise la livre et le dollar en tant que moyens de règlement des dettes entre pays. Pour autant, la convertibilité en or des monnaies nationales ne disparaît pas totalement. Elles continuent d’avoir une définition légale par rapport à l’or. Encore en 1944, le franc vaut 7,4 milligrammes d’or fin. Mais cette définition par rapport à l’or ne vaut pas convertibilité. Seules la livre et le dollar sont réputées convertibles en or.

Le rôle de monnaie de référence attire la confiance et renforce le pouvoir d’achat. Il suffit de prendre un exemple : si l’on vend un bien sur le marché international, on préfère être payé en dollars en yens ou dans une autre monnaie forte, qu’en dinars irakiens ou en leks d’Albanie. En ce domaine, la préférence entraîne l’exclusion des autres monnaies.

Dollar et livre sterling n’étaient pourtant pas à l’abri des crises et des fluctuations : les Britanniques dévaluent leur monnaie en 1931 ; le dollar plonge en 1933. Dès lors, pourquoi avoir accepté de les choisir comme monnaies de référence ? Moins pour des raisons techniques que pour des considérations politiques fondées sur le constat d’un rapport de forces.

Pour plus d’exactitude, ajoutons que la convertibilité du franc est partiellement rétablie par Poincaré (entre 1926 et 1933). Ne peuvent alors être échangées auprès de la banque centrale que des quantités de billets équivalant à 12,5 kg d’or. De plus, le gouvernement français (ainsi que le britannique) échangea des dollars contre l’or américain. D’où une fragilisation du dollar. Les premiers symptômes d’une crise apparaissent au printemps 1929.

Il serait faux de croire que la monnaie est l’élément déterminant de la crise survenue en 1929 et qui durera dix ans. Il y a un ensemble de causes, dont l’inadaptation d’un outil de production qui fabriquait des stocks d’invendus. Les prix chutent. Les crédits ne peuvent plus être remboursés. Le système bancaire américain est en faillite. L’Amérique connaît le chômage (8 millions en 1938). Le financement de l’effort de guerre par des bons du trésor rachetés par la Federal Reserve (Banque centrale américaine) permet de créer du travail. En 1941, le chômage était résorbé.

L’instabilité est la caractéristique du système économique actuel. Avant la seconde guerre mondiale, les États-Unis étaient pourtant déjà la première puissance économique. Les restrictions de souveraineté imposées aux autres états ne les concernaient pas. Ils avaient tous les moyens de conduire une politique économique. Ces moyens n’auront pas suffi: le déséquilibre les a surpris. D’où vient cette instabilité ? De l’alternance de situations de développement, financé par le crédit, avec les situations de récessions où l’économie est ralentie et génère crises, reconversion et chômage. La décennie de crise 1929-1939 aurait dû faire comprendre aux États que leur rôle était de prévoir, lutter, amortir cette alternance de situation et que, partant les États doivent utiliser des moyens de contrôle proportionnés. Mais l’idéologie libérale se heurte aux institutions et principalement aux États. C’est pourquoi, en 1944, la Conférence de Bretton-Woods revient sur la même politique. Cette conférence, qui réunit les puissances alliées, constate que le moribond américain des années 30 est en position hégémonique. Les U.S.A. possèdent 70 % des réserves mondiales d’or (80 % en 1945). La conférence entérine les principes du système monétaire international définis à Gênes en1922 et instaure définitivement la convertibilité des monnaies entre elles à une parité fixe. Ce qui signifie que les États perdent leur prérogative de fixer de manière indépendante la valeur de leur monnaie. Ils ne sont plus souverains en matière monétaire : ils dépendent du Fonds Monétaire International (F.M.I.) qui orchestre les paiements internationaux : les échanges commerciaux peuvent être réglés en or, ou en devises convertibles en or (dollar ou livre sterling).

Le dollar s’impose toujours plus en tant que monnaie internationale, du fait de l’importance de l’économie américaine, mais aussi du seul fait que le dollar est déclaré convertible en or (35$ l’once). Il devient, irrésistiblement, l’étalon des monnaies, le centre du système monétaire international, la monnaie de réserve (parce que assimilable à des réserves d’or).

La livre sterling, du fait de sa dette publique au lendemain de la guerre, n’a pas vraiment joué le rôle de monnaie de réserve. Quant au dollar, il y renonce sous Nixon, en1971. Voici pourquoi.

L’idée de convertibilité du dollar en or était fondée sur la puissance économique d’une Amérique riche, face aux pays européens exsangues d’après guerre. Les États-Unis possédaient un stock d’or de quelques 20 milliards de dollars destinés à couvrir 5 milliards de dollars en circulation à l’étranger. Mais, dès 1947 apparaît l’eurodollar. Le terme « euro » vient de la première banque qui a créé des eurodollars, la Banque Commerciale de l’Europe du Nord (code télex « Eurobanque »). Le mécanisme est le suivant : un exportateur européen vend des biens pour 10 millions de dollars à une firme américaine. L’exportateur dépose le paiement reçu sur un compte en dollars, dans une banque commerciale située à Londres ou ailleurs. À partir de ce dépôt, la banque peut accorder à n’importe qui un crédit en dollars. Ces dollars prêtés sont des eurodollars que rien ne distingue de dollars associés à une transaction « biens contre monnaie ». Pourtant, ces dollars sont créés sans contrepartie. L’erreur du public non averti est de croire que les dollars prêtés existaient réellement et physiquement dans les caisses de la banque. On croit, par exemple, que la banque, lorsqu’elle prête, débite un compte. Il n’en est rien. Elle crée, ex nihilo, de la monnaie. Les principaux demandeurs sont les établissements de crédit américains et les entreprises de taille internationale qui cherchent à échapper aux restrictions de crédit.

On l’aura compris : l’eurodollar est une création de monnaie hors de tout contrôle et de toute législation. La masse des eurodollars grimpe vertigineusement. En 1971, l’administration Richard Nixon voit que l’Amérique ne pourrait jamais convertir tous ces dollars en or, si jamais un État le réclamait (comme de Gaulle avait menacé de le faire quelques années plus tôt). Aussi, sans consulter personne, brusquement et unilatéralement, les États-Unis déclarent le 15 août 1971, que le dollar n’est plus convertible en or. Voilà un bel exemple historique du sens de la légalité internationale.

En décembre 1971, le dollar est dévalué une première fois, puis une seconde fois en 1973. Le système monétaire international s’effondre ; le dollar flotte au gré des vents.

Création de monnaie en dehors de toute légalité, renoncement général des États

L’eurodollar continue néanmoins sa carrière. Cette monnaie « monstrueuse et apatride » (comme le dit Jean Rémy), dépasse maintenant 4 000 milliards de dollars (soit environ quatre fois le Produit Intérieur Brut français). Ce simple constat montre à quel point les États ont renoncé à leur souveraineté. Ce sont des banques, hors de toute légalité, qui créent la monnaie internationale. Qui plus est : les États contractent des dettes en eurodollars.

Malgré toute la mise en scène « scientifique » comment parler de « maîtrise » des mécanismes économiques ? Comment parler de « progrès » économique ? Le système actuel se caractérise par l’instabilité, les retournements de conjoncture imprévisibles, les pratiques dangereuses qui ruinent les nations et les familles.

Au premier rang de ces pratiques détestables est le recours au crédit. En période faste, quelques entreprises empruntent pour investir et grossir plus vite afin d’acquérir le plus grand nombre possible de parts de marché. Mais elles ne sont pas les seules à avoir vu l’opportunité : d’autres entreprises s’engouffrent dans le mouvement. Ce qui était jouable à deux ou trois, ne l’est plus à cinq ou six. La concurrence fait rage. Comme le note Pie XI dans Quadragesimo anno : « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle ». Les entreprises baissent leur prix pour vendre plus vite. Les marges diminuent, voire deviennent négatives. Certaines entreprises décrochent, licencient : chômage, faillite, dettes impayées, etc.

Les banques en retour, restreignent le crédit et accentuent le malaise par la diminution de la masse monétaire. À l’euphorie succèdent les désillusions et le désordre. C’est ce qui s’est passé à Mexico : phase I : arrivage massif de capitaux. Les banques prêtent à tout va. Les dépôts permettent des prêts qui, à leur tour, permettent des prêts etc. Phase II : l’endettement des entreprises et des particuliers devient déraisonnable. La spéculation s’installe (années 70). Phase III : plus personne ne peut rembourser personne (1982). Les facilités accordées accroissent l’endettement. Des plans de conversion ou carrément de suppression de la dette permettent de ramener tant bien que mal la situation à un équilibre approximatif en 1987. En fait, dans ce mécanisme, ce sont les banques centrales qui, au final, remboursent les banques créancières (via l’impôt). Nous avons appliqué ce principe en France encore récemment avec l’ardoise du Crédit Lyonnais.

Afin de mieux saisir l’importance de l’encadrement du crédit et de ne pas le laisser à la fantaisie des banques, revenons au mécanisme de la création de monnaie. Supposons une banque qui reçoit un dépôt de 25 000 €. Ce dépôt est à vue, mais les statistiques et la pratique montrent que 20 % des sommes déposées suffisent à satisfaire les demandes de retrait. La banque va donc prêter les 20.000 € restants. Mais ces 20.000 € à l’origine faisaient partie du crédit ; ils se transforment, dans une autre banque en un nouveau dépôt. À leur tour ils génèrent un nouveau crédit de 16 000 €, etc. Les 25 000 € de départ ont généré 36 000 € nouveaux dont la contrepartie n’existe peut-être pas. Le « multiplicateur de crédit » est le résultat de ce processus. Sans intervention de l’État, ce multiplicateur est illimité.

L’endettement de la France

Notre économie vit sur le crédit (ou sur l’endettement, ce qui est la même chose). L’endettement de l’État est un phénomène endémique. La dette publique atteignait en 1999, 5 179 milliards de francs, soit 86 000 Francs par habitant ! Mais l’endettement intérieur total, (comprenant l’État, les ménages, les sociétés et diverses administrations publiques) s’élevait à quelque 12.725 milliards de francs (1 940 milliards d’euros). On parle beaucoup, ces temps-ci, des 14 milliards € de déficit de la sécurité sociale. Qu’est-ce que 14 milliards € à côté de 1 940 milliards €. Le prétexte à une réforme ? Avant même d’avoir étudié la situation on affirme vouloir « sauver le régime ». (Le vrai est que la sécurité sociale actuelle est une structure de déséquilibre.) – Que ne faudrait-il pas dire de l’État qui ne cesse d’accroître sa dette annuellement par un déficit de 3 % du PIB ? (soit plus de 30 milliards €).

À ce stade, formulons quelques remarques rapides : l’État a recours au crédit parce qu’il a renoncé à l’émission de monnaie ; l’État ne joue plus son rôle de régulateur, mais se trouve soumis au système qui incite à la course au crédit ; enfin, l’État ne peut contrôler le crédit, alors qu’il en est le premier demandeur.

Les États-Unis remportent la médaille d’or du déficit

C’est par l’endettement que nous ressemblons le plus aux Américains. Nous pensons comme eux, nous vivons comme eux, nous mourrons comme eux. En effet, le pays battant tous les records mondiaux d’endettement reste les États-Unis d’Amérique. L’endettement moyen des habitants y est de l’ordre de 90 % de leur revenu. Son déficit commercial par mois était en 1999 de 24,6 milliards de dollars (Financial Times, vendredi 20 août 1999).

Le déficit d’une balance commerciale résulte du déficit des exportations de marchandises et des services par rapport aux importations. Toutefois, les mouvements de capitaux peuvent annuler ce déficit et contribuer à l’équilibre de la balance des paiements. Dans le cas américain, le solde des mouvements de capitaux a toujours été déficitaire, du fait de leurs investissements à l’étranger. Il aggrave le déficit commercial. Mais les Américains n’ont aucune envie de changer de système. C’est consciemment et volontairement que la loi américaine et sa fiscalité favorisent l’investissement à l’étranger. Le déficit commercial s’est installé depuis 1971. Il traduit la perte de compétitivité de l’industrie américaine sur l’Asie et l’Europe en particulier. L’investissement à l’étranger compense en partie cette baisse relative de compétitivité.

On ne comprend pas comment le pays le plus endetté peut dominer la planète, si on ne perçoit pas que la seule chance de survie du système repose sur l’adoption des mêmes principes par tout le monde. Qui osera demander à l’Amérique de rendre compte de la valeur du dollar, alors que les économies européennes, asiatiques et du tiers-monde reposent sur les dettes ? et pour une bonne part sur des dettes en dollars ? Qui dénoncera le système de l’économie à crédit alors que la planète entière vit à crédit ?

Il nous faut conclure : Le crédit correspond, dans notre économie moderne, à la création de moyens de paiement. Les milliers de milliards de dettes finissent par correspondre simplement à l’argent facile. Les obligations de rentabilité et de compétitivité ne s’appliquent pas à tous. Certains sont dispensés de veiller à ne dépenser qu’à bon escient. L’État peut vivre au-dessus de ses moyens ; la sécurité sociale peut creuser son trou ; les banques continuent de prêter. L’inflation qui pourrait en résulter est jugulée par la baisse des salaires (compensée par les crédits à la consommation). Notre économie est un tissu de mesures et de contre-mesures. La vie économique perd son sens à mesure que le sens des responsabilités disparaît et que le pouvoir est confié à des personnes qui ne subissent pas les conséquences de leurs décisions. Les « mesures techniques » ne remplaceront jamais la morale. L’homme doit pouvoir être perçu comme cause responsable de ses actes. L’organisation sociale doit respecter ce principe qui est un des principes premiers de la doctrine sociale de l’Église.

La mondialisation correspond à la globalisation des principes de l’économie fondée sur l’endettement qui engendre l’irresponsabilité. Les Américains sont les leaders. Pour ne pas être contestés, ils exportent leur idéologie économique et forcent peu ou prou les autres pays à faire comme eux. Pour ce faire, ils n’hésitent pas à employer la force. L’Europe, loin de faire « contrepoids », adopte les mêmes principes et correspond à cette modélisation. Dans ce contexte, les États ne décident de rien. Ils s’efforcent simplement de ressembler à leur maître américain et de faire durer le système le plus longtemps possible. Jusqu’à quand ?

Michel Tougne