Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

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Sans finalité rapportée à la communauté nationale, l’économie n’obéit qu’aux critères de productivité et de compétitivité. Ces critères génèrent une crise perpétuelle. La seule solution est de rappeler à l’État qu’il ne doit pas être dominé par l’économie, et qu’il doit assigner à cette dernière le rôle de concourir aux équilibres du pays.

Tout d’abord clarifions les positions.

Le libéralisme, le marxisme et bien d’autres idéologies se présentent comme des sciences. Une des caractéristiques de l’esprit moderne est d’avoir recours à la mise en scène « scientifique ». Car sciences et techniques échappent aux impératifs moraux. On est donc fondé, de par les présupposés scientifiques, à réclamer une totale liberté. On peut rétorquer que la morale, elle-même, est la science qui « permet de connaître ce que Dieu attend de nous ». Mais, la science moderne ne comprend évidemment pas la morale qu’elle soit individuelle, familiale ou sociale, comme une science. Au contraire, pour le moderne, réclamer le label scientifique est le moyen d’échapper aux lois morales.

Moralement agnostique, l’économie est structurellement en crise

On peut définir l’économie comme « l’ensemble des activités de fabrication, transformation et d’échanges de biens ou services que l’homme accomplit aux fins de subvenir à ses besoins et à ceux de la société, en respectant le bien commun ». Une telle définition rendrait compatible l’économie avec la doctrine sociale de l’Église. Mais, nous le savons tous, l’homme moderne donne de l’économie une autre définition. L’encyclopédie Larousse Mémo (1995) propose par exemple cette formulation « L’activité économique n’est autre qu’une appropriation et une transformation du monde par l’homme ». « S’approprier et transformer », c’est tout autre chose que « subvenir à ses besoins et respecter le bien commun de la société ». Cette formulation suggère que s’approprier et transformer sont le propre de l’homme, de même que le propre de l’écureuil est de faire instinctivement des provisions partout et toujours, sans évaluer ses besoins réels.

Pour l’esprit moderne, la véritable économie n’est finalisée par aucune notion morale. Il y a donc incompatibilité avec la doctrine sociale de l’Église qui fait partie de la théologie morale.

L’économie moderne est mue par la recherche de gains de productivité. Ces gains permettent localement une amélioration du niveau de vie, mais provoquent également des crises en détruisant un monde ancien pour proposer un monde nouveau. Les crises apparaissent lorsque les gains de productivité stagnent ou régressent. La productivité est la résultante de rapports entre les quantités produites (et vendues), les matières premières, les salaires et les investissements.

Pour produire plus, il faut d’abord investir. Le plus souvent, il faut avoir recours à l’emprunt. Quand les banques constatent une perte de valeur de leurs créances sur l’entreprise (perte de valeur de la monnaie due à l’inflation) on constate parallèlement une baisse de productivité.

Pour palier le manque de rendement des créances, deux solutions : ou bien diminuer les frais (notamment en diminuant la masse salariale) et / ou opérer une révolution technologique qui donne les moyens de retrouver une meilleure productivité.

Nous le voyons donc : le crédit, les mutations technologiques, le chômage sont intimement liés. Ce sont les ingrédients de notre économie dont le propre est de vivre en état permanent de crise.

Crise économique perpétuelle, dans laquelle nous vivons depuis les années 1970, avec nos millions de chômeurs depuis bientôt trente ans. Concrètement, la baisse de productivité des entreprises n’est pas due à notre système de crédit. Les banques se contentent de constater la dévalorisation de leurs créances sur les entreprises ; elles ne la provoquent pas. La baisse de productivité vient pour l’essentiel des difficultés de plus en plus grandes à vendre notre production sur un marché archi-saturé : les ménages ont deux, voire trois voitures ; une, deux ou trois télévisions ; un ou deux réfrigérateurs. Le marché de l’occasion concurrence le neuf. Bref, l’outil de production est surpuissant par rapport aux besoins de renouvellement du marché.

Crises de nantis

Il faut nous rendre à l’évidence. Nous subissons la crise des pays riches : surproduction de tomates, artichauts, blé, betteraves, etc, surproduction d’appareils ménagers, voitures et gadgets de toutes sortes. À titre de comparaison, un éthiopien vit avec en moyenne 100 euros par an, un polonais avec 2 270 euros, un français avec 22 400 euros (cf. Tableaux de l’économie française). Les crises des pays riches proviennent de la saturation des marchés qui entraîne la stagnation de la consommation.

Une solution, l’exportation. Toutefois, exporter suppose que le marché étranger ait un pouvoir d’achat suffisant. À terme, il faut donc exporter non seulement les biens mais aussi le travail qui procurera les revenus permettant d’acheter les biens. Les entreprises vont donc se délocaliser. S’implanter en Pologne, par exemple, c’est choisir un pays dont la population est scolarisée, dont les cadres et techniciens sont formés, mais dont le niveau de vie est dix fois inférieur au niveau de vie français. C’est un pays dont le marché n’est pas saturé. Tout y est moins cher : salaires, prélèvements obligatoires, services, etc. En s’implantant en Pologne les entreprises vont faire augmenter les revenus des Polonais. Le marché polonais pourra donc absorber en partie ce que les marchés français ou allemands n’absorbent plus. Par ce moyen l’entreprise espère rétablir sa productivité. Toutefois, ne croyons pas que tout sera rose pour autant. En s’exportant, l’entreprise exporte sa crise. Les nouvelles technologies des pays riches détruiront les technologies plus anciennes de ces pays. Des pans entiers de leur économie seront en restructuration : le chômage sera de la partie. C’est ce qui explique la persistance du taux de chômage espagnol (plus de 20 % de la population active) malgré les investissements massifs étrangers depuis plus de dix ans. C’est ce qui explique le chômage en Allemagne de l’Est, etc.

Corollaire inévitable : la mondialisation

La plupart des sociétés multinationales ont commencé par avoir un réseau commercial à l’étranger, puis elles ont installé des filiales de production. Au départ, celles-ci reproduisent les activités du produit d’origine. Mais, à mesure que la firme se développe, apparaissent des spécialisations. La planification et la coordination de la multinationale se font alors à l’échelle mondiale. C’est le fameux « think global, act local ».

La mondialisation permet à la firme d’être présente sur les trois pôles mondiaux de production / vente : l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Asie. Cela suppose une taille proportionnée, laquelle ne peut souvent être atteinte que par croissance externe (fusions, achat d’une entreprise par une autre, etc.), comme nous le voyons de nos jours avec Alcan et Péchiney. (Déjà en 1970 Péchiney avait fusionné avec Ugine-Kuhlman. Aujourd’hui c’est le Canadien Alcan qui remporte le marché). Comme nous l’avons vu avec Renault achetant Nissan, avec Air France se mariant avec K.L.M., etc.

L’économie indépendante des États

Le sort des multinationales est d’autant plus indépendant des États que leur poids économique est important. À titre d’indication, il suffit de cumuler le chiffre d’affaires des 7 premières entreprises françaises pour dépasser le budget de l’État français. Priorité est donc donnée aux multinationales, à l’économie internationalisée, à la mondialisation. L’économie dominante ne tient plus compte de l’espace. Elle relègue l’économie locale à un rang subsidiaire. L’économie n’est plus régulée par le tissu social.

Nous prenons l’exemple du Brésil. Dans ce pays relativement modeste (produit national brut annuel aux environs de 3 020 euros par habitant et par an en 1995 (source : banque mondiale 1995), 40 % de la population souffre de malnutrition. Or la frange côtière du Nordeste, d’une centaine de kilomètres de large, est une terre extrêmement riche et fertile, mais réservée à la culture de la canne à sucre. L’agriculture brésilienne est ordonnée prioritairement à l’exportation et non à la satisfaction des besoins de la population. Le constat ne date pas d’aujourd’hui : Yves Deschamps dans « Croissance des jeunes nations » rapportait déjà en 1983 le constat des banques suisses : « les exportations agricoles continuent de jouer un rôle prépondérant. Par contre, les récoltes de certaines cultures ne couvrent pas les besoins indigènes ». Cette politique d’exportation provoque de grosses sorties de devises et, bien sûr, le recours à l’endettement, car il faut importer blé, maïs, etc. Un comble !

La mondialisation coupe l’économie de sa finalité première : répondre aux besoins des populations.

L’économie mondiale permet à l’entreprise de contourner les contraintes qu’imposent les institutions. Le développement des multinationales pose des problèmes d’organisation et de régulation qui ne sont plus du ressort d’aucun État. Ainsi, en Europe, la commission de Bruxelles prend-elle des décisions en fonction des besoins des entreprises transnationales et les impose aux États. Cette évolution signifie la mise en place de structures technico-administratives dotées de pouvoirs de gouvernement supranationaux. L’Europe, dès le traité de Rome, impliquait la perte de souveraineté des États par la promulgation du droit de circulation des biens, des personnes et des capitaux et la promulgation du droit d’établissement.

Une action politique : rappeler à l’État de jouer son rôle en matière économique

Conclusion : Dans les années 1970-1980, on pouvait accuser à bon droit l’état français de ne pas respecter le principe de subsidiarité. Sa politique de nationalisation et de centralisation le poussait à se substituer aux acteurs économiques privés. Au début de ce XXIe siècle, sa politique s’est inversée. Non au profit d’une véritable subsidiarité, mais, au profit d’une économie mondiale où les multinationales jouent leur destin distinctement et indépendamment des États (du moins quand tout va bien ; mais quand tout va mal – cf. Alstom – elles savent revenir et frapper à la porte des États. On privatise les bénéfices et on partage les pertes ; on gère le développement et on donne aux États le rôle de gérer les crises).

Pour revenir à la normale, un seul remède : redonner aux États le pouvoir d’ordonner leur économie au profit des besoins de leur population. Cette proposition simple suppose, en définitive, une conversion des mentalités, un retour aux valeurs chrétiennes de civilisation. Ces valeurs engendreront les changements politiques qui permettront la reprise en main des leviers économiques. C’est là notre combat.

Michel Tougne