Article tiré du numéro 11 de la revue Civitas (1er trimestre 2004) : Regards chrétiens sur l’économie.

Sommaire

{mostoc}

L’économie, servante d’une société chrétienne, a existé. Elle a été possible, elle peut le redevenir. Rien n’est à inventer. Tout est à restaurer.

La vie économique peut-elle être chrétienne ? Assurément, répondons-nous. L’histoire nous en fournit la preuve. Les institutions chrétiennes ont promu et régulé dans la société l’application des principes de la vie chrétienne sous la bienveillante sollicitude de l’Église.

Il nous faut remonter aux siècles de chrétienté. Beaucoup ont déjà écrit sur les corporations et l’ont certainement fait mieux que nous ne pourrons le faire dans le cadre de cet article. Mais notre propos se limite à glaner, dans un survol historique rapide, les éléments fondamentaux de la doctrine sociale de l’Église. Pour ce survol nous nous inspirons largement d’anciens cahiers de Notre avenir français et particulièrement d’articles signés Jacques Guilbert.

Dès la fin du bas empire romain, au moment des invasions barbares, les artisans se réfugièrent près des monastères fortifiés et formèrent parfois des « collèges de métiers ». Les moines eux-mêmes étaient du reste très souvent des gens de métier (métallurgistes chez les Chartreux, agriculteurs chez les Bénédictins). Ces divers « collèges » se dénommaient « fraternité », « charités » ou « confréries ». Remarquons déjà : leur appartenance à la religion catholique était claire ; ils bénéficiaient du soutien ecclésiastique, l’apparition de ces institutions chrétiennes – et c’est là le trait essentiel le plus important – n’a pas eu lieu quand tout allait bien ; au contraire, tout allait mal : environnement païen, absence d’État, insécurité. Seuls subsistaient des îlots de Foi et de chrétienté. La situation d’alors n’est pas sans rappeler celle que nous vivons aujourd’hui. Certaines « Charités » et autres « confréries » remontent à Charlemagne.

Appartenance catholique

Dans la société chrétienne de l’Ancien Régime, les confréries prévoyaient que maîtres, apprentis et compagnons accomplissaient en commun leur devoir religieux. Ainsi s’explique que la hiérarchie de métier coexistait avec la solidarité et la bonne entente, comme en témoignent les nombreuses caisses d’entraide. On s’abstenait de travailler le dimanche et les fêtes religieuses, ainsi que la veille des fêtes et l’on festoyait ensemble. Cela faisait l’équivalent de presque 6 semaines de congés annuels. La semaine de congés payés finalement octroyée en 1936 a bonne mine…. Toutes sortes de mesures limitaient en fait le « droit au travail » : interdiction de certains travaux aux femmes et aux enfants, les seigneurs ne travaillaient pas, etc. L’économie était tenue à son rang.

Esprit de solidarité et d’amitié

Au fil des générations et sous l’inspiration chrétienne, ces organisations professionnelles développent une protection sociale. Les cotisations, les dons de toutes sortes servent à organiser l’aide aux malades, aux vieillards, aux veuves, aux orphelins. Les caisses permettent également d’assurer les frais d’enterrement des membres de la confrérie ou de leur famille. La confrérie des orfèvres (évidemment plus riche), fonde même un hôpital à Paris en 1399. Elle ne fut pas la seule.

De cet aspect retenons la solidarité, qui instaure une plus grande stabilité, une certaine sécurité. Ce n’est pas un mot ou un sentiment : elle se traduit dans les faits. Dans l’Ancien Régime, jamais aucun patron n’obtient du pouvoir royal le droit à l’embauche et le droit de licencier. Jacques Guilbert nous dit, dans Notre avenir français (Décembre-Janvier 1977) « Seuls les rôleurs » élus par la majorité des membres de chaque corporation, (et de ce fait, totalement libres de leurs décisions vis-à-vis du patronat), demeurèrent habilités à présenter aux entreprises recherchant de la main d’œuvre, les travailleurs dont elles avaient besoin, et ceci aux conditions fixées par la corporation elle-même ». Les entreprises des maîtres d’alors constituaient bien des communautés de destin. Le travail ne s’exerçait pas au détriment de la famille ; au contraire, il l’aidait en pourvoyant directement à certains de ses besoins. Cette sécurité sociale se développera jusqu’au 18e siècle et il faudra attendre plus d’un siècle après la révolution pour que les professions puissent à nouveau bénéficier de retraites, allocations familiales, allocation maladie et assurance décès.

Il serait faux de croire que les confréries ne s’occupaient que de pompes funèbres… elles organisaient également de nombreuses festivités à l’occasion de baptêmes, noces, etc. La visite de seigneurs était également l’occasion de tournées de cabarets – qui parfois dégénéraient en beuveries… La convivialité pouvait aller trop loin. C’est la raison pour laquelle un édit de Charles VI (1383) précise que ces manifestations « sous couvert de charité ébranlent la discipline et favorisent les occasions de débauche et d’ivrognerie ». Remarquons l’action du prince qui veille au bien commun en encourageant la bonne vertu et en condamnant les mœurs dépravées.

Respect des hiérarchies et unité

Patrons et ouvriers coexistaient dans une même confrérie. Des degrés hiérarchiques existaient : apprentis, compagnons et maîtres. Certaines confréries voulurent opérer une scission en leur sein et tentèrent de fonder une section patronale et une section ouvrière. Ces tentatives étaient totalement en contradiction avec l’esprit de communauté chrétienne demandant l’entente et la solidarité entre tous les membres de la confrérie. Entre 1500 et 1580 de nombreux édits empêchent de telles divisions à l’intérieur d’un même métier. Le fait est important : l’opposition patron / ouvriers aurait pu se manifester. Elle en a été empêchée par le prince. Les organismes professionnels d’alors sont des instruments de concorde sociale. Les Papes ont maintes fois rappelé ce principe directeur. Pie XII disait lors d’une allocution aux membres de l’Union Internationale des Associations Patronales Catholiques le 7 mai 1949 : « Dans le domaine économique, il y a communauté d’activité et d’intérêts entre chefs d’entreprise et ouvriers. Méconnaître ce lien réciproque, travailler à le briser, ne peut être que le fait d’une prétention de despotisme aveugle et déraisonnable. Chefs d’entreprise et ouvriers ne sont pas antagonistes inconciliables. Ils sont coopérateurs dans une œuvre commune. Ils mangent, pour ainsi dire, à la même table, puisqu’ils vivent, en fin de compte, du bénéfice net et global de l’économie nationale ». Patrons et ouvriers sont actuellement dans des organisations distinctes dont le rôle est de s’opposer. (C’est la théorie, au mieux, du « contre-pouvoir » ; au pire, de « la lutte des classes »).

Pie XII appelait de ses vœux la réunification sociale et la disparition de ces structures funestes. Dans un message au Katholikentag allemand, le 4 septembre 1949, il écrivait : « L’Église ne laisse pas d’intervenir activement pour que l’opposition apparente entre capital et travail, entre patrons et employés, se résolve en une unité supérieure, en une coopération des deux parties indiquée par la nature, suivant les entreprises et les secteurs économiques, en groupements corporatifs ». Quelques lignes plus bas, le Pape précisait sa pensée sur l’organisation syndicale actuelle : « Puisse le jour n’être plus éloigné où toutes les organisations d’autodéfense rendues nécessaires par les faiblesses du système économique actuel et surtout par le manque d’esprit chrétien, pourront cesser leur activité ».

Propriété du métier

Ne pas croire non plus que tout était toujours rose et que l’entente entre corporations allait de soi. Des disputes surgissaient à propos des attributions, prérogatives et droits de chacune d’entre elles. Le procès des charcutiers et des pâtissiers pour savoir qui des deux pouvait faire le pâté en croûte est demeuré célèbre. La corporation des fripiers s’opposa à celle des tailleurs pendant 24 ans ! La question était de savoir si les tailleurs ne portaient pas atteinte au droit des fripiers lorsqu’ils effectuaient des réparations sur les vêtements. Bien avant ces procès, les litiges étaient courants au Moyen âge. Saint Louis demanda qu’on enregistrât les statuts de chaque corps de métier (1268). Les activités professionnelles de chacun une fois bien précisées, une loi leur octroyât l’exclusivité de l’exercice du métier. Cette législation privée est ce que l’on appelle « les privilèges » – et c’est ce qu’on supprime la nuit du 4 août 1789, sous l’inspiration (il faut tout dire) du duc d’Aiguillon et du vicomte de Noailles. Ce qui prouve bien que la révolution n’aurait jamais eu lieu si la hiérarchie sociale de la France n’avait par été corrompue. Mais elle l’était. La révolution eut donc lieu et déploya ses effets principalement contre l’Église, contre son clergé et contre le peuple. Les privilèges s’étendaient à bien d’autres aspects de la vie sociale et dépassaient le cadre économique. Mais en ce qui concerne l’économie, les privilèges donnèrent aux producteurs la propriété de leur métier et par voie de conséquence la propriété du marché correspondant. La concurrence pouvait cependant exister entre plusieurs artisans d’une même corporation. Les Maîtres jouissaient du droit d’établissement et ils étaient indépendants. Toutefois la concurrence était maintenue dans d’étroites imites.

Sens catholique de la propriété

Pour autant, il ne s’agissait pas d’organiser la production comme on l’entend de nos jours. Émile Coonaert, dans son livre Les corporations en France, est d’avis qu’il s’agissait pour les membres des corporations d’assurer entre eux l’égalité de leurs chances par leur solidarité, pour les pouvoirs publics d’assurer l’approvisionnement des villes dans la sécurité du commun, le tout dans une atmosphère de méfiance contre le profit facile. Aussi, une des fins essentielles du système corporatif – sa fin pourrait-on dire, d’un point de vue immédiatement pratique – était-elle d’empêcher ce qui s’appelait autrefois le « monopole », ce que nous appelons aujourd’hui l’accaparement des produits et du travail, cette fin elle-même n’étant qu’un moyen pour assurer l’ordre public par l’accord entre les producteurs d’abord, puis entre eux et les consommateurs ». La corporation concourait ainsi au bien commun. Chaque groupement de métier édictait des règles selon lesquelles devait s’effectuer le travail. C’étaient les règles de l’Art. Elles garantissaient la qualité. L’apprentissage était de rigueur pour franchir les grades. Des sanctions plus ou moins sévères punissaient les auteurs de malfaçons.

La révolution supprime la propriété du métier en instituant la liberté du travail. À titre d’exemple, chacun pu s’installer comme médecin. Le droit d’établissement était absolu. On alla même jusqu’à fermer la faculté de médecine, les diplômes n’étant plus nécessaires ! On dut bien vite mettre un frein à cette « liberté » qui n’engendrait que drames et désordres. On réouvrit la faculté de médecine et les diplômes furent de nouveau obligatoires.

La propriété de métier se traduisait encore par les « charges » que l’on devait acheter. On parlerait aujourd’hui de « droit d’exercer » ou de « licence ». Le système survit dans certaines professions. Par exemple, un chauffeur de taxi lyonnais doit acheter une licence, d’une valeur approximative de 75.000 € (490.000 F), qu’il peut revendre en fin d’activité. Les licences donnent le droit d’exercer sur un certain territoire et sont en nombre limité.

Enfin, la propriété du métier se traduisait par la possession des matériaux, outils et locaux afférents à la profession. La corporation pouvait y pourvoir. Après l’abolition des corporations, les matériaux, outils et locaux appartiendront à une entreprise et le travailleur ne possédera rien.

La propriété du métier était censée se diffuser. Tout compagnon pouvait accéder à la maîtrise et s’établir. Certes, le népotisme, tel qu’il s’est manifesté dans certaines corporations, est allé contre ce principe. Par exemple, les maîtres interdirent parfois aux compagnons, l’accès à la maîtrise : les fils succédèrent automatiquement à leur père. En 1637, la grande boucherie de Paris était entre les mains de quatre familles. L’expérience prouvait que trop de famille peut nuire au droit de propriété. De même qu’aujourd’hui trop de capitalisme conduit aux pires inégalités sociales.

Fin du régime corporatif

Il y aurait encore beaucoup à dire sur la dégradation de l’esprit chrétien dans la société et au sein même des corporations. Mais le régime économique évolua et se développa sur quelque mille ans. Ce qui veut dire que, pendant dix siècles, ces structures ont su évoluer et s’adapter aux découvertes de la science et des techniques nouvelles. Ce n’est pas rien… Cette longévité indique la pérennité et la validité des principes. À qui doit-on sa disparition ? À Turgot, sous Louis XVI encore roi. À l’abolition des privilèges le 4 août 1789, puis à l’article 7 de la loi des 2-17 mars 1791, instituant la liberté d’établissement, aux décrets du baron d’Allarde instaurant la liberté du commerce, et enfin à la Loi Isaac Le Chapelier (1791) interdisant les corporations. Ainsi fut décidée la fin du régime des institutions chrétiennes dans notre économie.

Points de doctrine

Ce regard historique rapide nous permet de mettre en exergue les points essentiels de la doctrine sociale de l’Église :

1°) Reconnaissance de la transcendance divine, affirmation claire de l’appartenance à l’Église catholique. Respect des fêtes et rites religieux (baptêmes, noces, enterrement). À cette époque chacun savait que l’homme devait connaître, aimer et servir Dieu et par ce moyen sauver son âme.

2°) Esprit chrétien d’entraide et de charité, se traduisant par l’organisation de multiples caisses de prévoyance et de secours.

3°) Solidarité effective de la profession (absence de droit de licenciement).

4°) Respect de la hiérarchie sociale et professionnelle se mariant avec une solidarité de métier fondée sur la notion de propriété.

5°) Propriété du métier – aspect essentiel à nos yeux. Mais cette propriété, dans un esprit chrétien, est orientée vers le bien commun (le travail ne s’opposait pas à la vie de famille : elle en était parfois le prolongement). Les Règles de l’Art et la discipline des corporations favorisaient la conscience professionnelle, la responsabilité personnelle (l’artisan signait ses œuvres) et la garantie de bonne qualité pour le consommateur.

6°) Application du principe de subsidiarité. Les corporations n’avaient pas à craindre l’intervention autoritaire des « pouvoirs publics ». Le pouvoir royal veillait cependant au bon exercice des droits de chacun, n’hésitait pas à interdire les mœurs dépravées et l’esprit de division.

Rien n’est à inventer. Tout est à redécouvrir. Aujourd’hui encore, l’application de la doctrine sociale de l’Église passe par ces points fondamentaux : reconnaissance du premier commandement du décalogue. Esprit de charité. Respect de la hiérarchie et du bien commun social. Organisation sociale aménageant la complémentarité des activités et respectant le principe anti-totalitaire de subsidiarité. Ex : famille d’abord ! Salut éternel d’abord ! Propriété du métier comprise dans un sens chrétien, concourant au bien commun.

Terminons sur cette pensée bien connue de saint Pie X si souvent rappelée, tirée de Notre charge apostolique – Lettre sur le Sillon :

« Non, Vénérables Frères, il faut le rappeler énergiquement dans ce temps d’anarchie sociale et intellectuelle, où chacun se pose en docteur et législateur – on ne bâtira pas la cité autrement que Dieu ne l’a bâtie ; on n’édifiera pas la société, si l’Église n’en jette les bases et ne dirige les travaux ; non la civilisation n’est plus à inventer, ni la cité nouvelle à bâtir dans les nuées. Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ses fondements naturels et divins contre les attaques toujours renaissantes de l’utopie malsaine, de la révolte et de l’impiété : omnia instaurare in Christo ».

Michel Tougne