Article tiré du numéro 4 de la revue Civitas (mars 2002) : L’Etat.

Sommaire

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A l’évocation des mots union ou construction européenne, nous avons instinctivement un mouvement de rejet, de méfiance à tout le moins, en effet nous détectons au-delà des apparences toute une idéologie dont nous devinons les désastreuses conséquences. Aussi, est-il nécessaire pour réagir de comprendre les ressorts et les mobiles de ceux dont le déracinement des sociétés est l’un des premiers objectifs.

Les caractéristiques d’une idéologie

Pourquoi disons-nous idéologie ? Parce qu’il nous semble que nous nous trouvons face à un authentique processus révolutionnaire à plusieurs faces.

Les forces fédéralistes européennes ont développé à partir de l’entre-deux-guerres, puis dans les mouvements de résistance et dans l’après-guerre une vision idéalisée d’une nouvelle forme de gouvernement politique. Celui-ci dépasserait les nations européennes occidentales par leur intégration et finalement n’aurait pas d’aire spatio-temporelle finie : après une communauté européenne, apparaîtrait un système d’union continentale, puis mondiale.

Utopique, cette conception fut relayée outre-Atlantique avec la mission de rééducation démocratique que s’étaient fixés les Etats-Unis, notamment parce que l’universalisme abstrait de la démocratie s’opposait à la nation, synonyme d’attachement particulier.

Les Etats-Unis développent en effet une rhétorique messianique issue de l’utopie révolutionnaire égalitariste : il s’agit de la complémentarité entre d’une part le messianisme juridique et démocratique libéral à l’échelle mondiale et d’autre part le communautarisme ou le multiculturalisme, le particularisme et l’individualisme inhérents au même système. C’est cette complémentarité paradoxale que des cercles mondialistes américains exportent par leurs mandants européens qui relaient l’idée d’ « Etats-Unis d’Europe ».

La pensée post-moderne nous annonce la fin de l’Etat national et de la souveraineté au nom d’un processus historique et intellectuel. Celui-ci mène en fait à la mondialisation d’un chaos anarchique négateur de l’ordre des sociétés entre elles et de l’ordre même des sociétés humaines fondées sur la capacité relationnelle de l’homme.

La démarche idéologique se caractérise également par une volonté de productivisme, de standardisation, de concentration, d’uniformisation des politiques économiques pour appliquer dans un cadre de libre-échange, une organisation scientifique du travail, une conception de la modernité tout entière tournée vers la recherche de la satisfaction des besoins matériels humains décrits en perpétuelle expansion.

Mais ce projet, sans quête de légitimité ni d’adhésion populaire, ne relève que d’une vision technocratique sans absolu, ni référence transcendante, ni même horizon qui dépasse le seul bien-être matériel. Or, dans le cadre de la révolution technicienne, la nation apparaît comme un obstacle et un frein à ce « progrès », alors que la communauté puis l’union européenne répondent, elles, aux impératifs de productivité et d’efficacité dont le terme est un système mondial fait de déracinement et de destruction des sociétés à l’échelle humaine.

La construction européenne a été déterminée pour s’intégrer dans une vaste zone de libre-échange atlantique : la reconstruction de l’Europe, son ouverture économique devaient passer par un arrimage aux Etats-Unis. Ainsi le projet européen est, dès l’origine, destiné à empêcher autant un repli protectionniste de chaque Etat européen qu’un repli régional d’une future communauté européenne intégrée.

Quant aux méthodes institutionnelles, elles ont évolué de l’intégration fonctionnelle qui voit des Etats accepter d’abandonner dans un secteur limité leurs prérogatives au profit d’une autorité supranationale (communauté européenne du charbon et de l’acier de 1951) à celle de la « communautarisation » de pans entiers des pouvoirs nationaux, jusqu’à la phase actuelle de « constitutionnalisation » d’une seule société européenne. Cette transition de la communauté à l’unicité (marché unique, monnaie unique… politique unique) fait passer la construction européenne d’un système de coopération à celui de la contrainte.

Ainsi l’article 7 du traité d’Amsterdam instituant un pouvoir de tutelle sur les Etats signataires prive un Etat membre de ses droits, mais pas de ses obligations, par le vote d’une majorité d’Etats sur la seule appréciation assez politique du respect « des droits de l’homme ou des libertés ». De même, le strict respect des critères de convergence économique uniformise non seulement la politique budgétaire, mais au-delà, l’ensemble de la politique économique des Etats en un rigoureux corset monétariste sur le mono-objectif de la stabilité monétaire sans considération d’autres éléments fondamentaux comme la croissance, le taux de chômage, etc.

Mais aussi :

  • la quasi généralisation du système de la co-décision entre le Conseil et le Parlement où dans les domaines concernés, les Etats doivent partager la décision avec les députés européens,

  • la généralisation du vote à la majorité (qu’elle soit simple, pondérée ou qualifiée) dont la seule application « communautarise » de fait le domaine concerné (par ex. la décision des « actions communes » dans le cadre de la Politique extérieure et de sécurité commune – Pesc),

  • la quasi-disparition du compromis de Luxembourg 1,

  • la supériorité de toute forme de droit communautaire, même dérivé, sur toute forme de droit national, même constitutionnel,

  • l’insertion de la jurisprudence de la cour de justice des Communautés européennes dans le traité,

  • l’inversion du sens et de la portée du principe de subsidiarité dans le protocole qui lui est dédié dans le traité dans lequel il est précisé qu’ « il permet d’étendre l’action de la communauté… », etc.

Arrêtons-nous un instant sur l’exemple emblématique de l’imposition unilatéralement décidée de la Charte européenne des droits fondamentaux comme préambule de la future constitution européenne. Niant l’ordre objectif et naturel immuable, celle-ci affirme que les droits européens devront être interprétés « à la lumière de l’évolution de la société, du progrès social, des développements scientifiques et technologiques ».

Son article 9, qui distingue entre le droit de se marier et celui de constituer une famille, implique la reconnaissance des « unions de fait » y compris celles des homosexuels, conduit à l’élargissement de tous les droits de la charte en condition de parité à ces derniers et à toutes les déviances possibles. L’article 22 ouvre la voie au multiculturalisme et à la protection de la revendication communautaire. L’article 52 admet des limitations des droits et les libertés reconnus par la Charte elle-même si de telles limitations répondent « à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union » dont par exemple la délégitimation d’un vote populaire, régulièrement exprimé, mais politiquement désavoué par l’Union européenne à la lumière des principes établis par la Charte.

L’aspect idéologique du fédéralisme européen est sensible enfin par le développement d’un certain nombre de mythes, tels que celui des « pères fondateurs », de l’inéluctabilité de l’intégration, etc. , ainsi que par son raisonnement déterministe et quasi-mystique qui lui fait simplifier les concepts, idéaliser l’objectif, déverser sa propagande en toute impunité, se détourner de l’intelligence et de l’analyse rationnelle, etc.

Bref, l’idéologie européiste révèle une propension à s’exonérer du réel et fuir la réalité objective.

La réalité objective

L’Histoire et la Philosophie politique prouvent que « la souveraineté et l’Etat ne sont pas des phénomènes historiques et conventionnels, mais bien des données permanentes et nécessaires de toute société humaine ». Inhérents à l’histoire européenne et naturels à l’homme, ils « contribuent à l’harmonie sociale dont l’homme a aussi besoin pour son salut ».

Est donc lourde la responsabilité des catholiques, notamment personnalistes, qui font leur l’idéal téléologique 2 européiste, qui ne prennent pas conscience de la différence de nature entre un fédéralisme national, tout à fait légitime, et un fédéralisme à l’échelle européenne, fatalement supranational et apatride. « L’adhésion de la démocratie-chrétienne au projet fonctionnaliste de la construction européenne a permis l’acculturation du monde catholique aux valeurs du néo-positivisme contemporain » 3.

L’Eglise définit l’Etat souverain comme une société nécessaire et parfaite 4 voulue par Dieu lui-même : « l’Etat est d’origine naturelle pas moins que la famille ; cela signifie que dans son noyau il est une institution voulue et donnée par le Créateur. Cela vaut de même pour ses éléments essentiels tels que le pouvoir et l’autorité qui émanent de la nature et de Dieu. Par la nature, en effet, et donc par son Créateur, l’homme est poussé à s’unir en société, à collaborer pour sa mutuelle intégration avec l’échange réciproque de biens, à se disposer organiquement dans un corps, selon les diversités des dispositions et des actions de chaque individu, à viser le but commun qui consiste dans la création et la conservation du vrai bien général avec le concours de toutes les activités » 5.

L’Etat est donc une société complète et parfaite composée d’une multitude de familles et de groupes intermédiaires vouée à la réalisation du bien commun. Il est l’unité organique et organisatrice d’un peuple et si, génétiquement, la nation (dont l’origine vient de natus), naissance, filiation, descendance) précède l’Etat, d’un point de vue théorique, l’Etat est un groupe social parfait en raison de sa finalité et des méthodes qu’il applique qui le poussent à aider le pays qu’il organise politiquement, à constituer, dans la perspective de la recherche du bien commun général, une société parfaite quelle que soit la forme de son gouvernement.

L’Etat doit posséder l’autorité nécessaire à sa charge, c’est la souveraineté. Or, « la souveraineté a été voulue par le Créateur (…) pour qu’elle règle la vie sociale selon les prescriptions d’un ordre immuable dans ses principes universels, pour qu’elle rende plus aisée à la personne humaine, dans l’ordre temporel, la réalisation de la perfection physique, intellectuelle et morale et pour qu’elle l’aide à atteindre sa fin surnaturelle » 6.

La souveraineté de l’Etat est donc nécessaire au bien commun spirituel et temporel des hommes et ne peut être éliminée de la société, sous réserve que soit respecté le principe de la distinction des pouvoirs spirituel et temporel.

Dans ce seul cadre de la reconnaissance que toute autorité vient de Dieu, on peut alors dire qu’au niveau temporel « le peuple libre est celui qui n’est soumis à la puissance d’aucun autre » 7.

Rester libre aujourd’hui consiste notamment à savoir éviter le piège de devoir absolument développer un « projet » européen, alors que les Etats nationaux souverains, dégagés de l’idéologie et portés au bien commun de leur population, sont naturellement amenées à privilégier l’équilibre dans la société des Etats.

Face à la double menace de dissolution des Etats nationaux européens par les organismes supranationaux, au premier chef desquels figure l’Union européenne, et par les forces infra étatiques (séparatistes, communautaristes et sécessionnistes), la souveraineté nationale reste la suprême autorité sociale, inhérente à la société.

Par ailleurs comme l’homme est un être social, Dieu, créateur de l’homme est le fondement de la société et « en tant que créateur de toutes les créatures, Il est aussi l’auteur de tous les pouvoirs » 8.

Le droit international public ne peut donc que reposer sur des lois objectives, immuables reconnaissant un Auteur transcendant. Or ce fondement est nié aujourd’hui, d’autant plus que l’on assiste à un processus de dissolution du droit national par le « droit d’ingérence », le « droit-devoir » humanitaire, la notion de « crimes contre l’humanité », puis par le dépassement des nations, au nom des nécessités de la globalisation, à travers une police et une justice internationale de nature supra-juridique.

Concurremment à celles mondiales, les infrastructures supranationales à l’échelle européenne sont mises progressivement en place, qu’il s’agisse de l’euro, de la constitution européenne, de l’élargissement à l’échelle quasi-continentale du système d’intégration par l’imposition aux Etats d’Europe centrale et orientale des monumentaux « acquis communautaires ». La Commission européenne pousse toujours à la réalisation de son projet de « marché unique transatlantique » qui, dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, doit passer par l’achèvement du démantèlement de toute « préférence communautaire » européenne.

Des fragilités, gages d’espoir ?

Plusieurs éléments d’ordre pratique aident à comprendre la fragilité de cette construction idéologique.

On peut par exemple observer l’extrême complexité des échafaudages communautaires et la difficulté à résoudre les problèmes que l’Union européenne a elle-même engendrés, tels que par exemple le transfert de sommes colossales (milliards d’euros) en soutien aux économies défaillantes de la zone euro, mais également aux Etats du prochain élargissement et dont le montant estimé est phénoménal.

Avec l’élargissement on peut également facilement prévoir que les ferments belligènes issus des revendications de minorités nationales importantes pourraient pousser les peuples qui reconnaissent au cercle communautaire national une légitimité politique incontestable à remettre en cause le système dans sa globalité (par exemple les magyars qui représentent plusieurs millions de personnes hors de Hongrie).

Enfin, l’observation des procédures et de la réalité politique confirme que l’Etat souverain reste le seul pôle décisionnel fondamental en Europe tant en regard des évènements historiques issus des débuts de la décennie quatre-vingt dix que du discrédit persistant sur les institutions communautaires : le jeu politique européen reste sous le contrôle éminent de l’Etat national.

Luttant contre ces maux qui frappent tous les Etats européens, il nous reste à rappeler à ceux ci leurs responsabilités : agir au profit des intérêts propres des pays dont ils ont la charge, c’est à dire au profit du bien commun.

C. Réveillard

1

A l’instigation de la France, le 29 janvier 1966 fut entérinée une déclaration appelée « compromis de Luxembourg » qui devait permettre la remise en cause d’un vote à la majorité si un ou plusieurs pays faisaient état d’une menace sur certains de leurs intérêts qu’ils considèrent comme très importants. C’était donc un retour du veto national face à une menace issue d’une décision communautaire majoritaire.

2

Le raisonnement téléologique permet la justification de façon très extensive de l’engrenage que représente l’intégration par la seule invocation de la finalité de la construction communautaire. Deux mensonges dans le sophisme : 1) on ne peut pas justifier les moyens par la fin ; 2) cette fin (fusion européiste puis mondiale essentiellement sur une base matérialiste) est un leurre et n’est pas un bien.

3

Jean-Louis Clément, « Europe fonctionnaliste et démocratie chrétienne : histoire d’une ambiguïté fondamentale », L’Europe, ses dimensions religieuses, Vème Université d’Histoire religieuse, juillet 1997

4

Pour nos nouveaux lecteurs nous rappelons qu’une société est dite « parfaite » dans le sens où elle dispose par elle-même de tous les moyens pour parvenir à sa fin.

5

Pie XII, discours du 21 juin 1955, Discours et radio-messages, Cité du Vatican, 1959, vol. XVII.

6

Pie XII, se référant à l’encyclique de Léon XIII Immortale Dei, discours du 21 juin 1955, o. c.

7

Liber autem populus est is qui nullius alterius potestatis est subjectus, Proculus, Digeste de Justinien, D. XLIX, XV, I.7.§2.

8

Saint Augustin, La cité de Dieu, V, 9 ; IV, 33.