Article tiré du numéro 3 de la revue Civitas (décembre 2001) : L’Etat.

Sommaire

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Etude de fond, répartie sur deux numéros, qui donnera au lecteur les éléments nécessaires à la compréhension des événements qui se déroulent sous ses yeux dans les Balkans, région aux enjeux géopolitiques majeurs pour notre avenir.

Un peu d’histoire ancienne et ses conséquences…

Rappelons tout d’abord que cette partie du monde est avant tout une zone de fractures aussi bien historiques que culturelles. Les Balkans, aux frontières incertaines, regroupent en effet un ensemble de pays européens du centre et de l’est, qui se caractérisent principalement par le diversité culturelle de leurs population. Contrairement à d’autres régions du monde, les différences ne se font pas là sur l’aspect physique des habitants mais sur des appartenances culturelles et religieuses ancrées sur un fond humain homogène. Pour simplifier, on peut ainsi dire que les Balkans sont composés de la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, de la Serbie, du sud de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie, de la Macédoine yougoslave (ARYM 1), et de la Grèce.

Sans entrer dans le détail, la première grande fracture a eu lieu en 395 avec la séparation entre l’empire romain d’Occident et celui d’Orient, dont la frontière a été fixée à la rivière Drina, actuelle frontière entre la Bosnie et la Serbie. On sait que l’empire d’Orient survécut cinq siècles à son jumeau d’Occident, non sans avoir consommé une autre séparation plus grave encore, par le Grand schisme d’Orient, formalisé en 1054 entre orthodoxie et catholicisme. Cette fracture est d’une importance cardinale pour qui veut comprendre les mentalités des habitants, qui s’y réfèrent encore aujourd’hui.

Une troisième fracture provient de l’occupation turque des deux tiers des Balkans, cinq siècles durant. Cette occupation musulmane a cristallisé les antagonismes entre catholiques et orthodoxes, tout en ajoutant un nouveau facteur de division interne par les conversions qui furent les conséquences du régime de la « dhimmitude » 2 imposée aux chrétiens et aux juifs. En effet, de nombreuses familles balkaniques embrassèrent l’Islam, lasses de payer l’impôt auquel les non musulmans étaient assujettis, ne tolérant plus d’être écartées des emplois publics ou ne supportant plus de devoir donner un fils sur cinq à la Sublime Porte 3. On vit alors apparaître de très forts sentiments de mépris réciproque entre ceux qui avaient abjuré le christianisme et ceux qui étaient restés fidèles à la foi de leur pères. Ces sentiments, aussi étrange que cela puisse nous paraître, durent encore.

Une seconde conséquence de l’occupation musulmane fut les migrations de populations hors des terres soumises à Constantinople, et le création de poches orthodoxes, aux marches de l’empire catholique.

Un incroyable brassage de populations donc, farci de haines tenaces, avivées sur des massacres périodiques qui perdurèrent jusqu’au milieu du XIXe siècle 4.

L’empire turc se délite dans la deuxième moitié du XIXe siècle et est remplacé dans les Balkans par des Etats indépendants, ou des protectorats de l’empire austro-hongrois au tournant du XXe siècle.

Pour remercier les Serbes de leur soutien pendant la première guerre mondiale, les alliés de 1918 fondent le « Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes » et réduisent la Hongrie au tiers de son territoire. Ils bouleversent aussi les frontières de la Roumanie, donnent le Sud Tyrol (rebaptisé Haut Adige) à l’Italie, constituent la Tchécoslovaquie et transforment l’Autriche en un état croupion, militairement indéfendable. Ils détruisent ainsi la grande monarchie catholique d’Europe centrale et confient aux Serbes le gouvernement d’états massivement catholiques comme la Croatie et la Slovénie, ou partiellement musulmans comme la Bosnie et l’Herzégovine. Les traités de 1919 laissent une immense amertume derrière eux.

La seconde guerre mondiale est pour les peuples qui se considèrent comme opprimés une bonne occasion de se venger. C’est ainsi qu’à l’invasion allemande, les Slovènes 5, les Croates, les musulmans de Yougoslavie, comme les Roumains ou une partie des Hongrois prennent parti pour le Troisième Reich. S’ensuivent des opérations où l’impitoyable Résistance (principalement Serbe) fait face à l’impitoyable occupation allemande, italienne et « oustachie » (croate) de la Yougoslavie. Chaque massacre répond au précédent, qui lui-même répond à un autre dans le passé.

La Yougoslavie moderne et son embrasement

Abandonnant la résistance monarchiste de Michaïlovic, les Alliés choisissent de faire triompher Tito et ses partisans communistes en 1945. Celui-ci emprisonne ou extermine ses opposants, puis tient d’une main ferme le pays, tout en tolérant une certaine expression religieuse. La moitié au moins des Balkans est alors sous le joug communiste, à commencer par l’Albanie, en proie à une tyrannie sanguinaire de type maoïste.

Tito meurt en 1980. En 1991 l’expression politique du communisme s’écroule en Russie et la Yougoslavie voit ses peuples réclamer plus de liberté. La reconnaissance des indépendances de la Slovénie et de la Croatie en 91 mais surtout de la Bosnie-Herzégovine en 92 6 met le feu aux poudres. L’armée fédérale de Yougoslavie, encadrée par les Serbes à quatre vingt pour cent, s’oppose au démantèlement de « la patrie yougoslave », dont elle s’estime la garante. Les idéologues serbes comme Milosevic ou Karadzic 7 tentent alors d’en profiter pour constituer une « grande Serbie ».

L’armée fédérale renonce assez vite à la Slovénie et concentre ses efforts sur la Croatie, à cause des grandes poches serbes des Krajinas, puis sur la Bosnie Herzégovine, dont près de la moitié de la surface est considérée comme territoire serbe. C’est dans ce pays que la guerre sera la plus meurtrière car c’est là que les mélanges de populations sont les plus grands. La guerre, d’étrangère devient civile, dont le but est de chasser les habitants n’appartenant pas à l’ethnie majoritaire dans les zones où ils se trouvent. On appellera cette action la « purification ethnique ». Bien que les Serbes l’aient pratiqué les premiers, il faut constater qu’elle fut mise en œuvre par tous les belligérants. Ainsi, en Bosnie-Herzégovine, un habitant sur deux a-t-il été chassé de chez lui entre 92 et 95.

La réaction des Européens

Pour la première fois depuis la fin de la guerre mondiale, les Européens décident de s’affranchir de la souveraineté des Etats, et, après vote des Nations Unies, entreprennent de séparer les combattants. Tout a été dit sur ce nouveau «droit d’ingérence » et sur les insuffisances militaires des forces envoyées sur le terrain 8, ainsi que sur leur caractère hétérogène face à des factions déterminées.

On constate néanmoins que dès le début de l’engagement «onusien », seuls les Serbes sont désignés comme l’ennemi, tandis que les Croates, et surtout les musulmans (appelés Bosniaques) bénéficient du statut de victime. S’il n’est pas douteux que l’armée yougoslave ait été en fait une armée serbe et que celle-ci a, la première, attaqué, il n’en est pas moins vrai que sur le terrain et très rapidement, les autres factions ont profité de la confusion pour régler des comptes séculaires.

Pendant les combats, l’attitude des médias européens a été systématiquement anti-serbe et les intellectuels se sont massivement engagés pour soutenir non pas les agressés en général 9 mais surtout les musulmans et ont fermé les yeux sur les aspects déplaisants de l’action de leurs protégés quand ils en avaient connaissance. On vit ainsi se développer un grand élan de solidarité au profit des assiégés de Sarajevo 10 et le développement parallèle d’une « diabolisation » des Serbes, accusés de génocide. Les atroces conditions de détention réservées aux prisonniers des musulmans et des Croates ne furent connues qu’après la guerre, et encore…

Les forces de l’ONU, déployées depuis 92 et jusqu’à l’été 95 ayant fait la preuve de leur impéritie 11 et tous les « plans de paix » successifs ayant échoué, aucune solution n’était en vue jusqu’à la mi 95, particulièrement en Bosnie Herzégovine.

Les Serbes décidèrent au printemps de violer des « zones de sécurité » garanties par l’ONU, ce qui leur attira une riposte aérienne en mai. Celle-ci déclencha en représailles ce que l’on appela « la crise des otages » où plus de trois cents soldats de l’ONU, dont de nombreux Français, se sont retrouvés piégés par les Serbes qu’ils côtoyaient journellement la veille.

Les puissances européennes décidèrent alors de constituer une force offensive « non ONU » bien que sous mandat de l’organisation, et de rompre par la force le siège de Sarajevo. Ce furent l’engagement de « forces de réaction rapide » franco-anglo-hispano-hollandaises 12, dans le cadre de l’OTAN, et les actions de bombardements aériens d’objectifs militaires et civils 13 serbes 14. Dans le même temps, la guerre se précipitait, chacun des belligérants sachant que la fin était proche. Les belligérants, réduits à deux camps sur pression américaine 15, défendaient certaines zones de sécurité, tandis qu’ils en conquéraient d’autres. On vit ainsi les Croates résorber les poches serbes des Krajinas 16 et en chasser les populations tandis que les Serbes bosniens, sur lesquels toute l’attention des médias était concentrée, réduisaient la poche de Srebrenica 17, et s’y livraient à un massacre 18 que les forces de l’ONU ont été incapables d’empêcher.

Le rapport de forces ayant définitivement basculé en défaveur des Serbes, il fut convenu de rassembler toutes les parties prenantes autour d’une table de négociation à Dayton, aux Etats-Unis. L’accord, conclu dans cette ville, fut signé à Paris en décembre 95. Il mettait un terme à la guerre déclenchée à l’été 91 et organisait les rapports entre la Serbie, la Croatie, et la Bosnie-Herzégovine mais aussi l’administration interne de ce pays.

Les accords de Dayton-Paris

D’une extraordinaire complexité, le traité de Dayton-Paris 19 entérine l’éclatement de la fédération Yougoslave et la création d’un nouveau pays souverain : la Bosnie Herzégovine. Si le tracé des frontière internationales ne pose qu’un nombre raisonnable de problèmes, il n’en est pas de même pour l’organisation interne du nouveau pays. Elle est le fruit d’un compromis non viable que personne ne veut remettre en cause de peur de ranimer les combats. Pour simplifier, le pays est divisé en deux entités dont les limites suivent peu ou prou la ligne de front de décembre 95. On voit donc cohabiter une République des Serbes de Bosnie et une fédération croato-musulmane ayant chacune leurs institutions, leurs armées, leurs prérogatives vis à vis des Etats voisins, leur organisation territoriale etc. Un Etat unique est censé coordonner ces deux entités et assumer les prérogatives de droit international, mais qui reste sous la tutelle d’un « Haut représentant » (de l’ONU) qui, de fait, a tout pouvoir.

Pour faire appliquer cet accord, l’OTAN engage fin 95 une force sous son commandement (américain) de plus de soixante mille hommes. Réduite au tiers, elle occupe toujours le pays sous le nom de SFOR 20.

La vie politique de la Bosnie Herzégovine est actuellement dans les faits un véritable chaos d’apparence démocratique, où rien ne fonctionne normalement.

L’affaire du Kosovo

Beaucoup plus proche de nous sont les évènements du Kosovo. Pour bien les comprendre, il convient néanmoins d’avoir à l’esprit que cette province est considérée par tout Serbe comme le berceau de l’âme nationale. C’est d’ailleurs là que se trouvent les plus belles œuvres de l’art religieux orthodoxe serbe. Au fil des siècles la population chrétienne a laissé rentrer au Kosovo de nombreux immigrés d’origine albanaise musulmane. Ceux-ci, très attachés à leur contrée d’origine ne s’assimilèrent pas. En 1939, ils représentaient environ la moitié de la population de la province, qui comprenait aussi des minorités Bosniaques 21 tziganes et juives. Massacrés en nombre et déportés par les Allemands à partir de 1941, les Serbes ne sont plus, au sortir de la guerre, que quinze pour cent de la population du Kosovo. Démographie déficitaire aidant, ils ne sont plus qu’environ dix pour cent en 1990. Appliquant en quelque sorte la « dhimmitude » à l’envers, ils maintenaient la population non serbe dans un état de sujétion inacceptable.

Fort du précédent bosnien et de l’appui de certaines puissances ainsi que des médias occidentaux, les Kosovars albanophones réclamèrent de plus en plus violemment non seulement l’égalité, mais aussi une autonomie proche de l’indépendance. La situation arriva à son point d’incandescence fin 98 et début 99 où, devant le raidissement de plus en plus dur des Serbes et les vexations de la police fédérale, l’Europe envoya sur le terrain des observateurs pour contrôler la situation. Sans que l’on puisse parler d’exode massif, une partie de la population albanophone prit le chemin de l’étranger et commença de compromettre la stabilité des voisins du Kosovo, particulièrement la fragile Macédoine (dont vingt pour cent de la population est d’origine albanaise).

Il n’y avait néanmoins pas matière à une intervention armée se réclamant du « droit d’ingérence » cher à de nombreux intellectuels. C’est alors qu’arriva « l’affaire du massacre de Racac » 22, fin janvier 1999. Ce massacre imputé aux Serbes par les occidentaux servit ensuite à justifier l’entrée en action des forces alliées, ainsi que les images de l’exode des populations aux frontières de la Macédoine. Or, la vérité commande de dire que l’exode réel n’a commencé qu’avec le début des bombardements23 alliés sur le Serbie et le Kosovo, précédé par le retrait des observateurs européens.

Entre temps, les partenaires de cette crise s’étaient réunis à Rambouillet et étaient sur le point de conclure un accord quand madame Albright, secrétaire d’Etat américaine entra dans le jeu et, de manière quasi ouverte, fit capoter les discussions. Dans le même temps, les médias occidentaux abreuvaient journellement les « téléspectateurs » d’images dramatiques de populations fuyant le Kosovo. Les personnes informées surent rapidement qu’une bonne partie des images diffusées par CNN à cette époque provenaient d’archives de 95, qui montraient en fait des…Serbes fuyant les Krajinas.

La « cause » voulait que les alliés et l’OTAN interviennent au Kosovo pour y faire triompher le « droit ». Ainsi les puissances alliées de l’OTAN entamèrent-elles une offensive aérienne qui dura soixante dix huit jours, détruisit la quasi totalité du potentiel électrique et industriel de la Serbie, coupa tous les ponts sur le Danube et détruisit seulement treize chars et quinze transports de troupe au Kosovo. Cette action fut conduite au mépris des règles du droit international, puisque aucune résolution des Nations Unies n’autorisait le recours à la force 24, y compris la 1244, votée bien après le début des bombardements.

Le 8 juin, les Serbes signaient un « arrangement technique » avec les alliés, qui prenaient en charge l’administration et la vie de la province. Un million d’albanophones regagnaient leur foyer, et près de deux cent mille Serbes, Bosniaques, Juifs et Tziganes prenaient à leur tout le chemin de l’exil, sous la protection des forces de la KFOR 25.

Nommé « Haut représentant » au Kosovo, le Français Bernard Kouchner devait déclarer, non sans courage quelques mois après : « Venus en croyant arrêter une purification ethnique, nous nous sommes faits les complices d’une autre en sens inverse ».

Incapables de construire une politique autonome et à long terme, incapables d’appréhender les enjeux colossaux qui se jouent dans les Balkans ou même de lire une carte renseignée, les Européens et la France en particulier, ont été les jouets de forces qui les ont manipulées à leur profit.

Il était impossible d’appréhender les buts recherchés par ces forces sans ce long rappel des faits tels qu’ils se sont produits.

Le « dessous des cartes » sera analysé dans notre prochain article.

Baudouin de Lespielle

1

Ancienne république yougoslave de Macédoine.

2

Régime juridique auquel est soumis un ressortissant d’une des religions du Livre en terre d’Islam.

3

Qui, après conversion forcée de ces enfants, en faisait des Janissaires, corps d’élite administratif et militaire.

4

Citons les campagnes de 1806 et les suivantes, où les Turcs reçurent l’ordre de « tuer tous les Serbes en état de porter les armes, ou pouvant un jour les porter (sic.) »

5

Qui avaient choisi dès le XIIe siècle de se rattacher au Saint empire romain germanique.

6

Reconnaissance provenant d’un parti pris idéologique pour ce qui concerne ce pays, qui n’ a jamais été autre chose qu’une « expression géographique » (comme le disait Bismarck de l’Albanie) dans le passé.

7

Chef des Serbes bosniens ou « Bosno-serbes ».

8

La France a perdu 79 morts et 600 blessés dans cette affaire depuis neuf ans.

9

Vukovar, détruite à 80%, est croate.

10

Ville à 60% musulmane en 91 et à 90% aujourd’hui.

11

Impéritie qui n’a rien à voir avec la qualité des hommes ou des unités déployées, mais qui est la conséquence des conditions de leur engagement et des ordres reçus ainsi que de l’insuffisance des moyens militaires qui leur étaient consentis (pas d’armes lourdes par exemple !) comme des règles d’ouverture du feu, réellement ubuesques.

12

La brigade qui dégagea Sarajevo était sous commandement français.

13

Particulièrement des ponts d’infrastructure.

14

Des Serbes bosniens et non de Serbie « métropolitaine ».

15

Les Américains obtinrent que les Croates et les Bosniaques (musulmans) s’allient à partir de 94.

16

Où les Serbes étaient installés depuis 450 ans en territoire croate.

17

Entrer dans le détail de « l’affaire de Srebrenica » dépasse de loin ce court article.

18

Le chiffre le plus réaliste semble être de 2800 morts entre le 11 et le 13 juillet 1995.

19

Par ailleurs fort mal rédigé, en anglais, langue faisant foi.

20

« Stabilization force » : force de stabilisation.

21

Les Bosniaques bosniens sont des habitants musulmans de Bosnie-Herzégovine. Les autres sont Bosniaques serbiens, monténégrins, kosovars etc. Les Serbes sont serbiens, monténégrins, bosniens, des Krajinas croates etc.

22

Affaire qui sera exposée en détail dans notre prochain numéro dans la rubrique « chronique de la désinformation »

23

Dans la nuit du 24 au 25 mars 99.

24

Contrairement aux résolutions fondant les interventions en Irak ou en Bosnie Herzégovine.

25

Kosovo Force.