Article tiré du numéro 2 de la revue Civitas (septembre 2001) : L’Etat.

Sommaire

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Si sa formalisation en tant que concept est relativement neuve, en particulier dans l’enseignement des Papes, la chose est ancienne comme le monde. Ce principe est en effet la déclinaison de l’Ordre des choses voulu par Dieu dans les domaines économiques et sociaux ? ce qui situe d’emblée l’importance de la bonne compréhension de ce principe dans le combat qui est celui du laïc catholique.

Survol historique

La Révolution ne s’y est pas trompée, une des ses premières réalisations fut la destruction de tout l’édifice social issu du Moyen-âge, fondé sur le principe de subsidiarité et structuré en corps intermédiaires. L’œuvre de plusieurs siècles d’empirisme fut réduite à néant par la loi Le Chapelier. Il ne subsista rien entre les individus et l’Etat, toute forme d’association quelle qu’elle soit étant interdite. « La Révolution n’a laissé debout que des individus et de cette société en poussière est sortie la centralisation car là où il n’y a que des individus, toutes les affaires qui ne sont pas les leurs sont des affaires publiques, les affaires de l’Etat. C’est ainsi que nous sommes devenus un peuple d’administrés », clamait Royer-Collard à la Chambre des Députés en janvier 1822.

Le XIXeme siècle va alors exploser de désordres sociaux de toutes sortes, conséquences directes des utopies révolutionnaires. Ce libéralisme révolutionnaire, qui voulait faire de l’homme un dieu, va dans un paradoxe apparent entraîner l’exploitation des plus faibles, car avec la suppression des corps intermédiaires il ne restera plus que les individus, laissant la « loi du plus fort » exercer sa tyrannie.

Face à ces désordres, une réaction va naître, qui va tendre à donner à l’Etat la complète régulation des rapports sociaux et économiques : ce sera le socialisme. Finalement, nous sommes aujourd’hui héritiers de cet antagonisme entre l’individualisme issu du libéralisme révolutionnaire et l’étatisme socialiste issu des désordres du « stupide XIXème siècle ».

Il est aujourd’hui plus que nécessaire de connaître ce principe de saine organisation et ses applications, pierre d’angle de l’ordre social chrétien à reconstruire.

Eléments doctrinaux

Pie XI a défini très précisément le principe de subsidiarité dans l’encyclique Quadragesimo Anno :

« De même qu’on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur propre initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une grave injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. »

Malgré cet abord sémantique un peu austère, une lecture attentive nous dévoile toute la puissance et l’étendue du principe de subsidiarité. C’est un principe nécessaire (dans le sens philosophique) puisque, nous affirme Pie XI, on ne peut prétendre s’en passer sans « troubler d’une manière très dommageable l’ordre social ». Admirable aussi sont à la fois sa précision et sa nuance, précision dans laquelle on reconnaît la rigueur de la doctrine, nuance qu’on retrouve dans un principe d’action.

De ce principe découle une organisation hiérarchisée de la société, dans laquelle tous les corps intermédiaires sont harmonieusement ordonnés pour que chacun réalise son but propre. La clé repose sur les règles à respecter dans les relations entre ces diverses structures. Celles-ci sont déduites du principe de subsidiarité :

Tout ce qui peut être délégué doit être délégué, en d’autres termes rien ne doit être fait par un groupement qui puisse l’être par un simple particulier ; ni par une communauté trop importante qui puisse l’être à un niveau plus modeste. C’est un principe de saine décentralisation.

Toute structure est en mesure de trouver dans cette organisation un soutien supérieur : L’organisation hiérarchique depuis l’individu jusqu’à l’Etat va permettre à tout groupement confronté à une difficulté dans l’exercice de sa mission de disposer d’une aide dans la structure de rang supérieur.

En cas de déficience d’un échelon, c’est l’échelon du dessus qui intervient pour y suppléer. Ainsi donc, la subsidiarité apparaît comme un « principe selon lequel toute l’ordonnance sociale s’édifie de bas en haut, de sorte que l’Etat n’intervient que comme dernière instance » (Arthur Utz, Ethique sociale, tome 1 : Les principes de la doctrine sociale).

Le principe de subsidiarité est fondé sur la vraie liberté de l’homme, celle que Dieu nous a donnée lorsqu’il nous a créés à sa ressemblance. Si Dieu nous crée libres, c’est pour que nous puissions choisir de l’aimer et le servir, et que cet acte étant libre, en soit par là même méritoire. Et comme l’explique la parabole des talents, Dieu remet à chacun de nous le pouvoir de faire fructifier les dons qu’il nous a donnés.

Cette manière dont Dieu gouverne le monde doit être imitée dans la vie sociale. C’est tout le sens du principe de subsidiarité, c’est pourquoi il a été présent dès l’origine dans la doctrine de l’Eglise, pour être si magnifiquement explicité par les Papes du XXème siècle.

Il faut se rappeler aussi que le principe de subsidiarité est un principe d’organisation, il est donc avant tout un moyen, subordonné à la fin de l’homme en société, le bien commun temporel, lui-même subordonné au bien spirituel de l’homme qui est Dieu. Son application se conformera donc à la règle du « autant que… pas plus que », chère à Saint Ignace.

Enfin le principe de subsidiarité ne se limite pas à un périmètre précis, il est le seul « masque » que l’Eglise préconise pour l’organisation sociale dans son ensemble. Surtout, le principe de subsidiarité est, avant toute chose, un principe de bon sens, un principe qui imprègne naturellement tout ordre social fondé sur des bases saines.

Applications

Nous resterons prudents dans l’explicitation des applications, puisque par définition l’application doit tenir compte du lieu, de l’époque, du contexte social, politique, etc… La dualité général – particulier se décline ici comme partout, et le combat du laïc catholique sera de déterminer pour chaque cas la bonne manière d’appliquer les principes. C’est la définition noble de la Science Politique.

Rôle de l’Etat et décentralisation

A la lumière de ce que nous avons vu, le rôle premier de l’Etat sera d’assurer ce qu’il est seul à pouvoir faire, ce qu’aucune société de niveau inférieur n’est capable de régler. Ce sont les fonctions régaliennes. Il s’agit de la défense de la Nation contre les agressions extérieures (l’armée) ou intérieures (la police), les relations internationales et la diplomatie, la justice, les finances générales.

Ensuite, la situation particulière de l’Etat au sommet de l’échelle sociale va lui conférer un rôle supplémentaire : il sera le garant et l’arbitre du bon fonctionnement de l’ensemble. A ce titre, il aura une double mission : de modérateur (par le règlement des éventuels conflits entre corps intermédiaires, et par le contrôle de leurs activités), et de moteur (par des aides de divers ordres). En d’autres termes, il ne devra ni tout faire (socialisme) ni tout laisser faire (libéralisme), mais aider à faire.

La bonne forme de la société sera donc, comme l’a montré Maurras, décentralisée. Cette décentralisation ne consiste pas, de la part de l’Etat, à concéder aux collectivités locales les pouvoirs qu’il veut bien leur laisser, mais à reconnaître le droit naturel qui est le leur à gérer leurs propres affaires.

L’organisation professionnelle

Dans le monde du travail, on peut distinguer trois niveaux possibles d’application du principe de subsidiarité, correspondant aux trois subdivisions naturelles fondamentales de l’ordre économico-social :

Au niveau de l’entreprise tout d’abord, l’application de la subsidiarité s’attachera à ce que les décisions soient prises au bon niveau, et à donner à chacun les moyens nécessaires à l’exécution de son travail. Il permettra d’équilibrer l’initiative, la responsabilité et la reconnaissance. L’intérêt commun étant la bonne marche de l’entreprise ; la structure de corps d’entreprise, qui devra être représentative de l’ensemble des ses membres, s’occupera de ces diverses questions.

Au niveau de la profession ensuite, celle-ci se définissant comme celle qui fait concourir des éléments de compétences différents en vue d’une même activité économique (exemples : l’automobile, l’agro-alimentaire, la banque,… ). Chaque profession pourra naturellement s’organiser au sein d’un corps professionnel, toujours en fonction des intérêts communs de ses membres.

Enfin, le corps de métier organisera les travailleurs d’un même métier au sens large (ingénieurs, médecins, juristes, commerçants, etc…). Partant du constat qu’on peut changer d’entreprise et de profession sans changer de métier, ce type d’organisation permettra d’apporter à ses membres les bienfaits que ne peuvent apporter ni l’entreprise ni la profession (la formation, la propriété du métier, l’aide morale et la sécurité, etc…)

Aujourd’hui, c’est d’abord l’Etat qui organise les professions et les métiers, ce qui est contraire au principe de subsidiarité. Par ailleurs, l’organisation du monde professionnel est aujourd’hui viciée par le syndicalisme, qui est une organisation horizontale fondée sur le conflit, par opposition à l’organisation en trois types de corps que nous avons vue, qui est une organisation verticale fondée sur la convergence des intérêts.

L’éducation

L’enfant qui vient au monde arrive dans une famille, celle-ci est le premier lieu de perfectionnement de la vie humaine. Les parents sont le principe de ce nouvel être humain, le but propre de la famille sera donc de le conduire (é-ducere) jusqu’à l’âge homme accompli. Elle a donc le droit et le devoir naturel de lui assurer l’éducation. Aucune société ne saurait lui ravir ce droit naturel et antérieur à tout autre, car il a été sacralisé par Dieu lui-même. Ensuite, de par sa dignité de baptisé, l’enfant est sous l’autorité de l’Eglise qui possède une mission éducatrice confiée par Dieu : « Allez, enseignez toutes les Nations ». Cet enseignement des Vérités Eternelles dépasse la compétence de la famille, c’est le rôle propre de l’Eglise.

Ces deux milieux éducateurs que sont la famille et l’Eglise, agissant respectivement sur les plans naturel et surnaturel, sont fondés à déléguer leur droit d’éducateur aux écoles, structures complémentaires dans l’éducation.

L’Etat n’aura donc qu’un rôle subsidiaire. En vertu du principe de subsidiarité, il pourra assurer l’enseignement des personnes destinées à l’accomplissement de ses fonctions régaliennes : armée, police, finances, etc. Il devra ensuite aider les milieux éducateurs dans l’accomplissement de leur mission, et y suppléer en cas de déficience .

Le monopole actuel de l’Etat sur l’éducation est totalement incompatible avec une saine organisation sociale, la mainmise sur l’éducation est une des armes dont la Révolution s’est tout de suite emparée tant elle en connaît l’importance. Il fallait en effet arracher l’enfant à sa famille et à l’Eglise pour que la semence de la Révolution puisse s’y développer.

La protection sociale

Dans ce domaine encore, nous avons la mentalité imprégnée par un siècle de monopole de l’Etat et d’assistanat, au moins en France. La protection sociale peut parfaitement être organisée à des niveaux inférieurs, comme par exemple au niveau du corps de métier ou du corps d’entreprise.

Dans nos sociétés actuelles, l’Etat providence est le canal obligatoire de redistribution sociale. Il en découle une bureaucratie galopante, une fiscalité excessive, une législation qui devient d’une complexité ingérable, et enfin des abus qui entraînent un sentiment permanent d’injustice. La seule bonne manière de supprimer ces vices est de confier l’aide sociale à des corps intermédiaires plus proche des bénéficiaires.

Il reste vrai que l’Etat peut intervenir pour assurer un niveau minimum de protection sociale, mais cette action doit rester dans le cadre de sa mission de contrôle et de coordination.

Les relations internationales

Pour appliquer avec prudence le principe de subsidiarité dans les relations internationales, il faut se souvenir que les Etats-Nations sont antérieurs à la « société des Etats » qui se constitue progressivement pour régler les questions qui se posent au niveau mondial (au même titre que la famille est antérieure à l’Etat par exemple). Il en résulte que cette « société des Etats » ne doit en aucun cas jouer le rôle que nous avons vu plus haut qui est celui de l’Etat, à savoir l’exercice des pouvoirs régaliens et la coordination de l’ensemble des corps intermédiaires. Les instances internationales doivent se cantonner à arbitrer les questions qui nécessitent une coordination entre les Etats, comme les échanges économiques mondiaux, les problèmes écologiques, etc…

Cette mission n’est hélas pas celle que veulent se donner les promoteurs de l’idéologie mondialiste : leur objectif est l’instauration d’un gouvernement mondial, et dans cette optique, comme l’écrivait un des théoriciens de cette idéologie, « le verrou qui doit sauter c’est la Nation ».

Cette même critique peut être appliquée à la construction européenne. Le traité de Maastricht, complété par le traité d’Amsterdam, fait entrer les Etats membres dans un système qui permet aux instances européennes un pouvoir d’ingérence dans leur politique intérieure. Les documents fondateurs de l’Europe se gargarisent pourtant explicitement du principe de subsidiarité, mais la conception en est viciée, car il est appliqué comme une délégation de prérogatives aux Etats, plutôt que comme une reconnaissance du droit naturel et antérieur des Etats à gérer les questions de gouvernement qui les concernent.

A titre d’exemple, l’attitude européenne vis à vis de la France dans la crise de la vache folle fut tout à fait révélateur de ce processus. Le vrai danger est le même : les technocrates européens veulent une Europe dans laquelle aura disparu l’idée de Nation, c’est encore le même verrou qui saute.

Ce bref exposé sur le principe de subsidiarité et les quelques cas généraux d’application présentés doivent être une invitation à aller plus loin. Le sujet est suffisamment vaste et important pour y travailler avec assiduité.

C’est en gardant toujours en tête ce principe qu’on peut reconstruire une société conforme à l’ordre des choses, qui est celui de Dieu. Et ceci à n’importe quel niveau, si humble soit-t-il, c’est pourquoi l’approfondissement de cette question est l’affaire de tout catholique qui veut travailler à la reconquête.

Victor Gotereau