Article tiré du numéro 5 de la revue Civitas (juin 2002) : Les corps intermédiaires.

Sommaire

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L’économie libérale, qui s’est mise en place sur les décombres des corporations a permis à n’importe qui d’entreprendre, de faire n’importe quoi, n’importe où, à n’importe quel prix, dans n’importe quelles conditions, de transporter n’importe quelle marchandise, sans règle. Au nom du droit absolu de propriété, le patron d’entreprise pouvait user et abuser de sa position dominante pour faire travailler une main d’œuvre soumise, contrainte d’accepter ses conditions de travail.

L’entreprise est ainsi devenue le seul corps organisé de base de l’économie. Il fallut attendre 1884 pour qu’une législation autorise les salariés à s’associer pour défendre leurs intérêts ; ce n’était que justice. De leur côté les patrons se groupèrent en chambres syndicales.

Aujourd’hui, d’une façon générale leurs rôles respectifs consistent à défendre leurs membres, participer à la gestion des caisses sociales, négocier entre elles des accords paritaires et les représenter près des pouvoirs publics. La création en 1945 d’un Conseil Economique et Social leur donne un lieu d’expression pour émettre des vœux.

Toute cette évolution n’est donc pas négative. Mais elle a ses limites, ses faiblesses et ses insuffisances. Les syndicats salariaux reflètent des courants idéologiques qui correspondent souvent à des partis. De plus ils sont fondés sur une dialectique d’opposition de classes par leur constitution horizontale. Enfin les critères de reconnaissance de ces syndicats par l’Etat sont fondés sur des considérations qui ne permettent pas une représentation exacte du monde économique. On est à la limite d’un corporatisme d’Etat, que l’économiste Alain COTTA décrit ainsi : « Au plan se coordonnent les intérêts des grandes corporations qu’il s’agisse de professions entières ou de grandes entreprises publiques ou privées ou de grandes administrations par une puissance publique {qui met à leur. disposition) les moyens dont il a le monopole financier, économique et réglementaire. » 1

On est ainsi très loin d’un véritable ordre social et d’une construction harmonieuse et permanente que préconise la doctrine sociale de l’Eglise. C’est ce qu’observait Pie XII le 25 janvier 1946 : « L’organisation professionnelle et le syndicat sont des auxiliaires provisoires. Leur fin est l’union et la solidarité des employeurs et des travailleurs en vue de pourvoir ensemble au Bien Commun et aux besoins de la communauté entière. Au dessus de la distinction employeurs, travailleurs, il existe cette unité plus haute qui lie entre eux tous ceux qui collaborent à la production. »

Marcel CLEMENT commente ainsi : « le syndicalisme est indispensable dans le capitalisme libéral en vue de limiter les dégâts… Mais il est la réaction nécessaire d’une société gravement désordonnée. Il est donc toujours plus ou moins menacé de ne donner au salarié qu’une qualité de sujet de droit minimum : d’intervenir de façon négative pour empêcher les injustices. Il n’intervient pas encore, normalement et organiquement, de façon positive pour constituer l’économie » 2. C’est pourquoi l’Eglise, qui rejette autant le libéralisme et le socialisme, a toujours réclamé « un statut de droit public de l’organisation professionnelle ».

Entre économie d’entreprise et économie d’Etat

Certes il existe ça et là des rapprochements entre patrons et salariés pour conclure des conventions collectives sur les conditions de travail : horaires, congés, jours chômés, repas transports…,et même salaires. Mais ces accords se font au coup par coup et sont obtenus souvent après des grèves très dures. A titre d’exemple, dans le Bâtiment, le C.C.C.A (Comité de coordination de l’apprentissage) est un organisme qui réunit régulièrement les représentants de toutes les organisations syndicales, patronales et ouvrières pour gérer !es fonds collectés et les repartir aux écoles de la profession. Les prud’hommes sont également une institution permanente qui traite les litiges du travail. Les caisses de congés payés, elles, sont gérées par les patrons pour établir la péréquation des sommes versées par les entreprises à ce titre aux salariés de ce secteur, dont la mobilité est très grande.

Ce dernier exemple montre bien que si l’entreprise a vocation à être un corps intermédiaire de base, elle ne l’est pas aujourd’hui, ne pouvant assurer à elle seule la sécurité du salarié, surtout dans les branches composées de petites ou moyennes unités de travail, à moins de le lier à vie à une entreprise, comme cela est possible dans les grandes entreprises au Japon, ou même en France. MICHELIN qui pratique une politique sociale, en intégrant son personnel de la naissance à la mort, illustre bien cette sorte de corporatisme d’entreprise à double tranchant.

A défaut d’une organisation professionnelle mixte, à caractère permanent, l’Etat se charge de réglementer de façon autoritaire les problèmes internes des professions. Il l’a fait par exemple de façon assez heureuse, en fixant la marge bénéficiaire des libraires pour garantir la survie des petits libraires, des petits éditeurs et permettre aux petits auteurs de pouvoir être édités. Mais son intervention peut s’avérer catastrophique, comme dans l’application des 35 h. à toutes les professions et à toutes les entreprises. Autre cas de figure : en l’absence d’une politique de l’emploi organisée, l’initiative privée, avec l’intérim, supplée aux besoins occasionnels des entreprises, l’Etat prend en charge ce service par l’A.N.P.E., avec le peu d’efficacité que l’on sait.

La gestion de l’économie « pas plus qu’aucune autre activité humaine n’est du domaine de l’Etat », comme le dit si justement Pie XII. Elle ne se situe donc ni au niveau de l’entreprise, ni au niveau de l’Etat. Ou l’on vise trop bas ou l’on vise trop haut.

Le métier

C’est le seul corps intermédiaire, susceptible d’être l’amortisseur et le niveau d’organisation approprié. La majorité des entreprises sont des entreprises de métier. Seules quelques grandes entreprises font appel à plusieurs métiers (près de 60 métiers chez Renault).

On entre dans une famille professionnelle par l’apprentissage. Là se nouent des liens sociaux, des amitiés, des fraternités. On s’y imprègne d’une culture par la découverte des techniques, transmises par les anciens. Les libéraux ont dévalorisé le métier: ils l’ont remplacé par le marché de l’emploi, qui ravale le travailleur à une valeur marchande .L’entrée comme « compagnon » dans une entreprise va ensuite marquer sa personnalité et en faire un compagnon fini. Il dira « mon métier », ce qui va bien au delà de l’entreprise. II s’établit alors une autre relation, qui relie. On change d’entreprise, on change peu de métier.

Trop systématisée, cette idée de changer de métier est une conception marchande, une idée fausse véhiculée par le grand capital pour mieux manipuler les hommes comme des machines et en tirer des profits. En France 50% des travailleurs quittent leur métier d’origine, seulement 10% en Allemagne.

Un métier s’exerce comme salarié, cadre ou patron. Le Compagnonnage nous offre un modèle exemplaire d’esprit de métier, par la priorité donnée à la qualité du travail, et avec le « collège des métiers », où se retrouvent des professionnels à quel que soit le niveau où ils exercent leur métier.

Le métier ne se limite pas, comme on le pense souvent, aux métiers manuels. L’avocat, le chirurgien, l’ingénieur, l’infirmière, l’assistante sociale, le soldat exercent un métier. L’exemple des topographes est une illustration typique. Ce métier s’exerce dons près de 30 activités différentes : Enseignement, Ministères, Villes, Agriculture, EDF, SNCF, Travaux Publics, Mines, Câblage marin…

Structure d’accueil pour les plus qualifiés, il intègre aussi les salariés moins qualifiés. C’est par référence à son métier qu’un travailleur est fier de montrer sa valeur. Les patrons qui n’ont vu dans leur personnel que des « employés » ont oublié le besoin d’être reconnus dans leur dimension humaine.

La propriété du métier

Le métier structuré garantit des droits et assure les solidarités primaires. Organe de défense il est aussi un organe de formation, un lieu de perfectionnement. Il aide à accéder au patronat. Là s’élabore une politique de métier, une déontologie qui garantit la qualité des productions et surveille les dérives.

L’appartenance au métier confère des droits, reconnus par un titre de propriété, au même titre qu’une propriété littéraire, artistique ou mobilière. II accompagne l’homme de métier comme un livret d’identité professionnelle. C’est son C.V. en quelque sorte.. Mais sans organisation de métier, celui-ci ne serait qu’un outil de pression patronale.

Fonctions du corps de métier

L’union professionnelle mixte, composée de 50% de patrons et de 50% de salariés, devient ainsi l’organe de défense de ses membres auprès des entreprises, et de représentation près des pouvoirs publics. Selon son importance numérique, elle peut être soit limitée au métier, soit regroupée au niveau de la profession ou de la branche professionnelle. Elle a un statut propre et un caractère permanent.

Elle a une fonction sociale, comme l’ont les syndicats aujourd’hui : gestion des caisses maladie, retraite, œuvres sociales propres à la profession. Elle sert d’amortisseur.

Mais aussi une fonction économique :

  • Définir une politique du métier : développement technique, évolution et adaptation,

  • Négocier les conventions collectives, conditions de travail, salaires, horaires…

  • Evaluer le volume de travail potentiel en incitant la création de nouvelles entreprises en fonction des besoins par des prêts d’installation aux salariés du métier ou en en limitant l’accès.

  • Gérer le patrimoine professionnel au sein de caisses d’épargne, d’investissement et de banques professionnelles.

  • Décerner les titres de propriété du métier.

  • Placer les ressortissants dans les entreprises et garantir l’emploi, l’intérim, la gestion du chômage.

  • Créer et gérer de façon autonome les écoles de la profession.

  • Fixer les règles de déontologie du métier.

  • Créer des fonds de participation et de pension par une épargne de proximité.

  • Surveiller les prix pour que les lois du marché restent équitables entre concurrents.

  • Contracter des accords avec d’autres unions professionnelles ou associations de consommateurs.

Et une fonction judiciaire :

  • Assurer la police du métier : contrôle, travail au noir, prévention…

  • Juger les délits et conflits du travail par les prud’hommes.

Au moment où l’on parle d’une pénurie de près de 100.000 professionnels qualifiés d’ici 5 ans, qui obligera à recourir à l’émigration, et où le syndicalisme tombe en désuétude, l’organisation d’unions de métier reconstituerait le chaînon manquant d’une économie déboussolée : ils seraient un outil de réelle intégration, de participation, d’autogestion du salarié, ce serait un gage de paix sociale en le sécurisant davantage et un facteur de progrès économique en réorientant la production vers la plus grande qualification des hommes par le Métier.

Benjamin Guillemaind

1

In Corporatisme Coll Que sais-je ?

2

In L’économie sociale selon Pie XII