C’est peu de vous dire mon grand regret de ne pouvoir être parmi vous en cette journée que vous consacrez au souvenir de votre maître Louis Jugnet. Je tiens cependant à vous assurer qu’en dépit de la distance qui nous sépare et que mon état de santé m’empêche de franchir, ma piété envers sa mémoire se joint à la vôtre dans une identique ferveur.

Pour honorer ce cher ami disparu, mais toujours présent à nos âmes et en nos prières, je ne trouve rien de mieux que de vous entretenir de deux sujets qui nous hantèrent l’un et l’autre au cours de notre vie philosophique : la crise de la société et la crise de l’Eglise, double manifestation d’un même mal qui atteint aujourd’hui jusqu’en ses fondements la vie humaine et va jusqu’à corrompre, si l’on ose ainsi parler, le sel de la Grâce.

Je sais qu’il faut beaucoup d’audace pour exposer en un bref espace de temps un tel thème, mais si l’on est attentif aux grandes lignes de son dessin mélodique, aux principes et aux définitions qui les commandent, il n’est pas impossible d’y parvenir. N’hésitons donc pas à dire, à redire, à crier que l’homme est par nature un animal politique, né pour vivre en société, poursuivant par là même un bien qui lui est commun avec les autres membres de la cité dont il fait partie, et que la grâce, n’abolissant point la nature, mais la surélevant à un niveau qui dépasse ses propres fonces, ne peut que porter cette sociabilité à la cime de la perfection, tant dans l’ordre naturel que dans l’ordre surnaturel.

Lorsqu’on a compris ces définitions, on a tout compris de la crise qui ravage simultanément, aujourd’hui et ici-bas, la société politique où l’homme concrétise son essence au plus haut degré qu’il puisse atteindre dans l’échelle humaine des valeurs, et le Royaume de Dieu où il entre dans l’intimité de son Créateur et de son Sauveur, s’il reste fidèle à la grâce qui lui est octroyée. Le mal n’étant jamais que la privation du bien, on comprend du coup l’abyssale profondeur des maux dans laquelle l’humanité contemporaine est en train de couler.

Que l’homme soit par nature un animal politique, différent par là-même de tous les autres animaux, surtout de ceux qui paraissent vivre en « société », tels les abeilles, les fourmis, les buffles, les loups, etc… n’est point une définition abstraite et, dès lors, impuissante et inopérante, mais un fait : c’est un fait, un factum, une réalité attestée par l’histoire que l’homme est un bâtisseur de société. Mais ce résultat, plus exactement ce couronnement et cette consolidation de son être dans des institutions politiques issues de l’activité fabricatrice de son esprit analogue à celle de l’ouvrier ou de l’artisan producteurs d’un ouvrage extérieur à eux-mêmes, ne sont que l’armature et le canal par où s’écoule son activité pratique, celle qui dirige ses actes intelligents, volontaires et libres vers une fin objective, vers un bien qui à la fois le constitue, l’enrichit et le transcende, bien que le philosophe appelle le bien commun, lequel est humainement parlant, le plus haut de tous les biens qu’il puisse posséder d’une manière durable, supérieur en tant que commun à tous les biens particuliers disparates et contradictoires qui le sollicitent. C’est ce qu’établit quasi instantanément notre intelligence, lorsqu’elle exerce son activité spéculative, tant au niveau de la comparaison des concepts de l’universel et de l’individuel -qu’à celui de l’observation empirique des événements : une société dont les membres sont unis dans la réalisation d’un même bien qu’ils se partagent en fonction des efforts qu’ils déploient, est de toute évidence plus vivante qu’une autre où les exigences majeures du bien commun se sont estompées dans les âmes. Le bien commun n’est autre, du reste, que tout ce qui unit et la lai véritable qui régit la cité n’est autre à son tour que l’ordonnance de la raison imposée et promulguée en vue de ce bien commun de l’union par celui qui a la charge de la communauté.

La société politique où s’incarne le bien commun de l’union se situe donc au point de jonction des trois activités dont l’esprit humain est capable : l’activité contemplative qui fixe la fin qu’il faut atteindre pour qu’il y ait vraiment société, l’activité pratique qui en élabore les moyens et les met en acte, l’activité productrice qui organise les institutions dans lesquelles fin et moyens se trouvent encadrés d’une manière durable au-delà de la vie éphémère des individus. La politique est ainsi la plus humainement complète des oeuvres humaines, celle qui rend vraiment hommes tous ceux qui vivent en société. Sans doute la métaphysique la dépasse-t-elle parce que son objet est en fin de compte le Principe nécessaire et transcendant de tout ce qui est, tandis que la politique n’atteint la sien : la bien commun, tout également nécessaire mais dans l’ordre temporel, qu’à travers des actes qui dépendent de la volonté libre de l’homme et qui sont par là-même contingents. Mais sa hauteur (même la place au-dessus de l’immense majorité des mortels. Comme l’écrit Louis Jugnet à la suite d’Aristote et de saint Thomas, « l’impotence intellectuelle du genre humain en la quasi totalité de ses représentants vis-à-vis des hauts problèmes de la spéculation » fait de la métaphysique une science en quelque sorte « suprahumaine » qui ne s’élève qu’aveuglée vers son Objet suprême : Dieu, dont il nous faut dire en vérité que nous ne connaissons de Lui, humainement parlant, que ce qu’il n’est pas et dont ce qu’il est en Lui-même, ne nous est connu que par la Révélation.

La politique est tellement la science (et l’art) la plus conforme à la nature de l’homme qu’elle ne se déploie pas seulement au niveau des trois types d’intelligence dont nous disposons, mais qu’elle s’enracine de surcroît dans la partie de notre être que nous avons en commun avec les animaux et qui est complémentaire de l’esprit dont l’exercice en dépend. II ne suffit pas de dire primum vivere, deinde philosophari, il faut y ajouter primum vivere, deinde sociare. Avant de bien vivre, de vivre en homme conformément à la nature sociale de l’homme qui nous astreint à nous associer aux autres afin de jouir aussi pleinement que possible des bienfaits de la civilisation – l’homme civilisé est le civis, le citoyen qui contribue à maintenir et à enrichir le bien commun dont le tissu est composé d’une multitude innombrable de phénomènes sociaux, religieux, moraux, esthétiques, scientifiques, techniques – avant donc d’en arriver à ce sommet, il faut que soit assuré le vivre lui-même, l’ensemble des phénomènes organiques non moins nombreux et complexes – croissance, métabolisme, reproduction – que présente l’homme, au même titre que les autres animaux, de la naissance à la mort. La vie est inséparable de la trilogie : père, mère et enfants – qui constitue en quelque sorte la matière de la société dont la Cité achevée est la forme parfaite. C’est pourquoi les Anciens pouvaient affirmer sans la moindre erreur que la société politique se compose de familles ou de groupements de familles réunies pour dépasser le stade élémentaire de la vie et de la survie et pour accéder à la phase proprement humaine du bien commun, vecteur de tous les biens spirituels que l’homme peut posséder ici-bas.

II résulte de cette constatation – à laquelle tout homme doué de bon sens ne peut refuser son adhésion – que la société civile n’est pas et ne peut être en aucune manière un rassemblement d’individus. Il est impossible de faire du social avec de l’individuel. Le social s’enracine dans le social à travers toutes les couches génériques et spécifiques de la nature humaine. L’homme est radicalement un animal politique. L’apophtegme célèbre d’Aristote : « L’homme seul est une bête ou un dieu » – les deux ensemble, ajouterions-nous aujourd’hui – est d’une profondeur qu’on ne se lassera jamais de scruter.

II en résulte également que l’homme est radicalement ordonné en tant qu’homme au bien commun de la Cité, c’est-à-dire à la société elle-même dont il est membre par le destin de la naissance, puisque le véritable état social a pour essence le bien commun et les phénomènes d’union de toutes sortes qui le constituent. Prétendre que la société est ordonnée au bien de la personne – de la personne au sens temporel du mot, c’est entendu – est une assertion proprement révolutionnaire qui inverse l’ordre des valeurs, supprime le bien commun au profit du bien personnel et fait voler en éclats la société organisée jusqu’au moment où l’union qui la constitue disparaît avec elle et anéantit l’oeuvre patiente des siècles. La subordination de la société au bien personnel de ses membres signifie l’arrêt de mort de la dite société, laquelle ne peut subsister alors qu’à l’aide d’artifices de plus en plus nombreux dont les derniers, promus à son tour à la rupture, sont la prolifération cancéreuse des règlements et la contrainte policière qui réduisent en esclavage l’individu prétendument libéré des contraintes sociales « aliénantes » et hostiles à son « épanouissement ». La nature sociale de l’homme offensée se venge de la rupture de ses artères vitales en l’enserrant dans les chaines de son produit de remplacement et de sa caricature : le socialisme. Quant à la thèse de Maritain selon laquelle -l’individu est subordonné à la société et la société à la personne, elle scinde arbitrairement et de façon manichéenne l’être humain en deux parts antagonistes et ne tient aucun compte de la définition de la personne : rationalis naturae individua substantia.

II s’ensuit enfin que la politique, la vraie, est un type de connaissance autonome en raison même de son objet et de sa fin : le bien commun, distinct comme tel de tous les biens particuliers que l’homme peut, légitimement ou non, poursuivre au cours de son existence terrestre. La politique n’est en rien, nous disons en rien subalternée à ce qu’on appelle depuis Kant la morale et ses prétendus imprescriptibles impératifs dont le premier, on nous de ressasse assez, est « la dignité de la personne humaine ». La personne humaine n’est nullement une « fin en soi » et elle n’a droit au respect qu’elle réclame que dans la mesure où elle s’est mise au préalable au service du bien commun de la société dont elle est membre. Les droits qu’elle peut avoir sont le résultat de l’accomplissement de son devoir social inscrit dans la nature humaine qu’elle individualise. Sa liberté est la conséquence et non la cause de l’ordre. Selon le mot magnifique de Bossuet, elle ne consiste pas à faire ce que l’on veut, mais à faire ce que l’on doit.

Au surplus, la personne est si peu antérieure psychologiquement, moralement et ontologiquement à la société qu’elle n’aurait pu naître sans la société familiale qui lui donne la vie, ni accéder aux bienfaits de l’ordre civilisé sans son insertion préalable dans l’ordre social temporel qui lui accorde de bien vivre, de vivre selon le bien et sous la plus haute forme de celui-ci : le bien commun.

Il n’est pas inutile de tirer la conséquence de cette pri-mauté du bien dans la vie humaine : il n’y a pas et il ne peut y avoir de morale « personnaliste » visant au développement de la personne et de ses « droits ». II n’y a de morale naturelle que politique. Si l’homme est par essence un animal social, il ne peut en être autrement. Le principe d’identité l’exige : le vrai nom de la morale est la politique. Les Anciens ne s’y sont pas trompés qui ont fait de la justice qui consiste à rendre à autrui – et en tout premier lieu à autrui in genere, à la société – ce qui lui est dû, la reine de toutes les vertus, celle qui, lorsqu’elle est aussi parfaitement achevée que le permet la fragilité humaine, englobe tous les actes que nous avons pris l’habitude de nommer moraux et les draine vers elle.

Il faut même aller plus loin dans la conclusion. S’il est vrai, comme nous l’avons établi, que la seule finalité naturelle de l’homme pris comme tel est le bien commun et la politique le moyen qui le vise, la seule maladie mortelle dont puisse souffrir une société est l’idéologie individualiste ou personnaliste qui s’introduit en elle.

II n’est pas requis d’être philosophe pour le comprendre : la clef de voûte de toute société authentique étant le bien commun de l’union sous toutes ses formes et, en toute espèce de cause, sous la forme essentielle de l’ordre qui rapporte toutes ses parties à l’ensemble, si elle vient à être rongée par de fallacieuses théories qui font de l’individu ou de la personne la suprême valeur dans le domaine politique, économique, moral et spirituel, l’édifice s’écroulera par pans et morceaux jusqu’au moment où il ne sera plus qu’un tas de fragments disparates et sans liens dont l’archéologie des sociétés aura peine à reconstituer mentalement l’ordonnance naguère encore vivante. Tous les maux possibles et imaginables peuvent s’abattre sur une société, elle en triomphera toujours si elle garda sa cohérence organique et la subordination de ses membres au bien commun de l’ensemble. L’individualisme ou personnalisme, c’est le mal incurable, c’est la mort.

II n’est pas un seul instant douteux que les sociétés humaines sont aujourd’hui minées jusqu’en leurs assises par une politique insane de « permissivité » d’inspiration « libérale » et par sa correspondante d’inspiration « collectiviste » dans laquelle, selon la formule de Bastiat, « tout le monde – autrement dit chacun – veut vivre aux dépens de tout le monde ». Aucun socialiste – de Marx à Jaurès et à Brejnev en passant par Kautsky – n’a jamais dissimulé que le socialisme est l’ultime phase de l’évolution humaine dont l’aboutissement est, selon le mot de l’un d’eux, « l’individualisme logique et complet », la désaliénation intégrale de la personne -humaine à l’endroit de tout ce qui n’est pas elle-même et l’apothéose de la conscience personnelle « tenue pour la plus haute divinité, celle qui ne souffre pas de rivale », selon la sentence de Marx. Le socialisme n’est que le faux nez du personnalisme.

Nous sommes installés en pleine décomposition de la société moderne, en une situation que j’ai proposé d’appeler la dissociété. La question se pose donc de savoir quel est le facteur de cette dissociation. A cela, il n’est qu’une seule réponse qui apparaît comme un énorme paradoxe pour le croyant et qui se révèle cependant comme la seule possible à l’observateur et au philosophe catholique : c’est le christianisme, mais, en soulignant énergiquement le MAIS, un christianisme qui dégénère en principes contraires à son essence surnaturelle, un christianisme sécularisé, un christianisme converti et inverti en humanisme intégral. Pour s’en convaincre, il n’est que de se référer à la définition de l’Eglise et de la comparer à la définition de la société temporelle. L’Eglise, arche du christianisme, écrin de la foi, canal de la grâce sacramentelle, unique intermédiaire du salut et de la félicité éternelle, est de toute évidence une société. Elle se distingue de le Cité non pas seulement en raison de sa finalité qui la place au niveau surnaturel, mais aussi parce qu’à l’encontre de la Cité, société de sociétés sous-jacentes, elle est une société de personnes, composée d’êtres humains pourvus d’un nom propre, abstraction faite de leur appartenance à tel ou tel groupement social temporel : famille, métier, région, patrie, etc… L’Eglise est même la seule société de personnes qui puisse exister et qui fasse communiquer entre elles des personnes dont l’essence est d’être incommunicables parce que leur être, leur vie, leur existence, leur structure métaphysique ne peuvent se transmettre, en tant que telles, à autrui, sous peine de n’être plus personnels. Mais si la personne est par nature incommunicable, elle peut entrer et entre de fait en communication avec d’autres personnes si Dieu est présent en son être propre et en leur être propre par sa grâce. Ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu 1.

II est impossible à l’homme d’aimer la personne da son prochain, prise comme telle, et réciproquement, sinon au niveau du surnaturel, là où l’unique Médiateur tout puissant lève les infranchissables barrières qui les séparent et leur fait goûter dès ici-bas les prémices de l’éternité quand II sera tout en tous. On n’aime personne – au plan de la nature -, écrit à bon droit Pascal, on n’aime que des qualités. Ce que l’on aime en autrui à ce niveau n’est jamais autrui considéré en son altérité propre – comment la chose serait-elle possible puisqu’on ne peut être à la fois et sous le même rapport soi et autre que soi ? – mais autrui en tant qu’appartenant à un groupe social qui est également le sien. L’amour humain ne porte jamais sur la personne en tant que telle, mais sur la personne en tant qu’insérée dans un ensemble social quelconque qui la déborde. De même que l’individu est ineffable, la personne est, si j’ose dire, « in-aimable ». Si l’individuel ne peut être objet de science, il ne peut davantage être objet d’amour. La structure de l’esprit humain est telle qu’on ne peut connaître et, par suite, aimer dans la personne que des aspects nécessairement abstraits et généraux, parmi lesquels la perspective sociale, biologique et politique du vivre et du bien vivre joue le premier rôle. Dieu seul, par sa grâce, peut combler l’immense abîme qui sépare la personne de la personne du prochain parce qu’il est présent au plus secret de chacune d’elles et les fait ainsi communiquer à travers Lui. C’est pourquoi toute tentative d’aimer son prochain est vouée à l’échec, si elle n’est pas au préalable finalisée par l’amour surnaturel de Dieu. La personne n’est une fin en soi de l’amour que si Dieu est d’abord la fin en soi d’un amour communiqué gratuitement par Dieu lui-même.

Les textes de l’Evanglle établissent formellement que l’Eglise est une société de personnes à nulle autre pareille. Proprias oves vocat nominatim, est-il dit du Seigneur 2. On entre dans l’Eglise, non par le destin de la naissance et par un voeu de la nature sociale de l’homme, mais par le baptême, toujours individuel. Dieu ne baptise pas des collectivités. L’élection divine seule nous rend personnellement partie de l’Eglise : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, dit le Christ, mais c’est moi qui vous ai choisis » 3. « II nous a élus en Lui, dès avant la Création du monde » 4. La grâce est strictement personnelle : « Chacun de nous a reçu sa part de la grâce divine » 5. « Chacun reçoit de Dieu son don particulier » 6. « Dieu distribue ses dons à chacun en particulier » 7. « A chacun, la :manifestation de l’Esprit est donnée » 8. Le péché et sa confession sont personnels. Tous les sacrements sont personels. Au jour du Jugement, « le Fils de l’homme rétribuera chacun selon sa conduite » 9. « Alors chacun recevra de Dieu la louange qui lui convient » 10. « Dieu rendra à chacun selon ses oeuvres » 11. « Chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même » 12. « Chacun sera payé par le Seigneur » 13. « Je vous payerai chacun selon vos oeuvres » 14. La résurrection de la chair qui nous individualise est de toute évidence personnelle.

On n’en finirait pas d’énumérer les passages où la Nouvelle Alliance apparaît comme une innovation inouïe dans l’histoire de l’humanité. Ce n’est plus à un peuple élu que Dieu s’adresse désormais. Les dieux de la Cité, symboles divins de sa cohérence terrestre, s’évanouissent. C’est à chacun de nous que Dieu s’adresse selon l’éternelle élection qu’il a décidée. L’Eglise qu’il fonde est une société de personnes. On peut chercher dans toute l’histoire : on n’en trouvera point d’autre.

Or si l’Eglise est bien une incomparable société de personnes distincte de toute autre société, c’est parce qu’elle est une société surnaturelle où chacun vit et « revivra, chacun à son rang » 15 surnaturel qu’il mérite personnellement par la grâce personnelle que diffuse le Christ en chaque membre de son Corps Mystique. II s’ensuit qu’il ne peut y avoir de conflit véritable entre l’Eglise et les sociétés que la nature sociale de ]’homme construit: leurs finalités ne sont pas les mêmes, et elles ne peuvent se heurter de front puisqu’elles ne se situent pas dans un même plan. Bien plus, la grâce parachevant et guérissant la nature ne peut que consolider la nature sociale de l’homme. Ce sont deux sociétés parfaites, chacune en leur ordre vertical, le Corps Mystique du Christ rayonnant d’en haut sur les corps sociaux et les revigorant.

De fait, jusqu’à la fin du Moyen-Age et jusqu’à la Réforme, si âpres que furent les disputes, les rivalités et les luttes entre le Sacerdoce et l’Empire ou plutôt entre les gens d’Eglise et les gouvernants des Etats, elles ne mirent jamais en question l’existence de l’Eglise et de la Cité comme entités sociales distinctes ni leurs essences respectives. Si l’une voulait se soumettre l’autre, et réciproquement, l’une n’a jamais voulu se substituer à l’autre et moins encore anéantir sa compétitrice. Le fidèle ne s’opposait pas au citoyen ni la citoyen au fidèle dans l’intention d’éliminer son adversaire. Le caractère transcendant et surnaturel de l’Eglise n’était pas nié par I’Etat et la bien commun temporel dont l’Etat est le gardien n’était pas contesté par l’Eglise. L’Eglise, en son pèlerinage terrestre, étant plongée dans le temporel, il était inévitable qu’entre elle et la société politique il y ait des conflits d’influence. Mais, répétons-le avec insistance, le glaive spirituel et la glaive temporel ne confondirent jamais leurs attributs au point de transporter la structure de la société ecclésiale dans la structure de la société politique et d’opérer en celle-ci une révolution, une transmutation de ses éléments, ni au point d’effectuer la manoeuvre inverse.

C’est pourtant ce qui se déroule sous nos yeux, si nous avons le courage de les ouvrir, depuis la Renaissance, la Réforme et la Révolution. Nous assistons à la transformation de la société civile en société de personnes, lesquelles sont dépouillées de leur relation au surnaturel chrétien et s’arrogent une sorte d’aséité divine, tandis que I’Eglise marche de plus en plus vite à da rencontre de la société laïque ainsi muée en un « peuple de dieux », selon la formule du Contrat social de Rousseau, se laisse envahir par cette société nouvelle et se change extérieurement et intérieurement en société profane où le culte d’un Dieu devenu de plus en plus immanent et humain s’identifie au culte de l’Homme divinisé, revêtu de transcendance par rapport à l’univers où il trône.

II faudrait tout un livre pour décrire ces deux révolutions qui en fait n’en font qu’une puisque l’une et l’autre aboutissent à la création – car c’en est une – d’un christianisme complè tement vidé de sa substance surnaturelle et métamorphosé en « théo-anthropo-cratie ». Création parfaitement contradictoire au surplus et destinée à voler en éclats. Quelques rappels des enseignements de l’histoire suffiront pour établir le bien-fondé de ce qui apparaît à première vue comme un gigantesque paradoxe.

La Renaissance voit surgir pour la première fois l’uomo singolare, l’individu, la personne humaine entièrement autonome et libre à l’égard des lois divines et humaines, vouées à la seule activité productrice indépendamment des activités contemplatives et pratiques supérieures, devenue reine et maîtresse d’un univers qu’elle recrée et transforme de manière à le rendre docile à tous ses désirs. De plus en plus, la société traditionnelle va se convertir en une société ou plutôt en une dissociété de personnes. Voyez Machiavel et tous ceux qui vont le suivre.

La Réforme accélère ce processus en brisant l’Eglise et en libérant de son cadre surnaturel chaque personne qui en fait partie pour la mettre directement en relation avec Dieu. En même temps, elle reconstitue le cadre antique, païen et juif, de la théocratie politique en suivant la seule voie qui s’ouvre devant elle pour réunir les individus désormais dispersés : le cujus regio ejus religio qui substitue l’Etat à l’Eglise. Les deux phénomènes, en se laicisant, vont conduire à la « société » libérale qui fait de l’individu une sorte de petit dieu préoccupé de son seul salut temporel, et à la « société » collectiviste qui servira de Providence à chacune de ces divinités naines incapables de se sauver sans ériger l’Etat en Pouvoir de tous les pouvoirs et en Absolu transcendant.

La Révolution couronnera enfin ce processus. Michelet l’a bien vu : « elle est une Eglise », «elle continue le Christianisme et la contredit. Elle en est à la fois l’héritière et l’adversaire », « la Révolution, de plus en plus harmonique et concordante, apparaît chaque jour davantage ce qu’elle est : une religion ». Edgar Quinet pense de même : « L’esprit de la Révolution -française est de s’identifier avec le principe du Christianisme… Après 18 siècles, l’homme commence enfin à déclarer que Dieu est descendu dans l’homme. Cette conscience réfléchie de la présence de l’Esprit divin crée un nouveau code des droits et des devoirs. La Révolution, dès l’origine, promet d’être religieuse et universelle ». Innombrables sont les textes qui glorifient cette substitution du salut de la personne par la Révolution au salut de la personne par la grâce salvifique dont l’Eglise est le canal. Nietzsche l’a dit en une formule lapidaire : « La Révolution est la fille et la continuation du Christianisme ». Il n’est pas jusqu’à Paul VI lui-même qui n’adopte publiquement cette interprétation : « Bien que la Révolution fût parée de laicisme et bien qu’elle apparût comme une protestation contre l’Eglise, ses raisons étaient profondément chrétiennes », déclare-t-il en octobre 1963.

Il en résulte que la Révolution est éternelle comme le christianisme lui-même et qu’elle est toujours à l’oeuvre dans la société, atomisant toutes ses structures politiques et sociales, et tentant l’impossible construction d’une autre Eglise, d’une autre société de personnes dont elle assurera le salut, purement terrestre désormais, sous une forme libérale ou sous une forme communiste. Toutes les révolutions qui l’ont suivie prouvent que la Révolution est permanente. « La Révolution recommence, écrivait déjà Alexis de Tocqueville en 1848, et c’est toujours la même ». Montalembert reprend l’idée en 1852 : « La Révolution a repris sa course : c’est la même maladie depuis soixante ans ». Personne ne peut nier que le communisme est le type même d’une religion chrétienne invertie en athéisme : il transforme l’Etat en pourvoyeur des béatitudes terrestres et accouche de la seule divinité que l’homme puisse mettre à la place de Dieu : son MOI radicalement autonome, le seul Absolu qui puisse pour lui exister.

Il ne peut en être autrement. Le Christianisme a pénétré si intimement dans la vie de l’humanité qu’il en est inséparable et que l’homme moderne est incapable d’en expulser la ferment de son esprit et de son coeur : Il ne peut que le corrompre et le convertir en poison qui infecte toutes les manifestations de son intelligence et de sa volonté, particulièrement, les plus humaines d’entre elles : ses activités sociales et politiques. Il transforme la tunique sans couture du Christ en manteau de Nessus qui le putréfie. Hugo l’a dit mieux que quiconque, avec une lucidité non pareille :

« Nous portons dans nos coeurs le cadavre pourri De la Religion qui vivait chez nos pères. »

La démocratie individualiste et collectiviste – ces deux attributs vont de pair – qui est née de la Révolution et de la Déclaration des Droits de l’Homme – ce Credo de l’Age Nouveau, comme l’appelait Michelet – est la projection sécularisée de la société ecclésiale et du Corps Mystique du Christ dans le temporel. Elle n’a rien de commun avec les démocraties antiques et médiévales dont l’histoire fait mention. Elle a pour propriété d’exister mythiquement dans l’imagination des hommes. Au plan terrestre, une société de personnes est un rond-carré. A mesure où elle tente de s’insérer dans la réalité, elle s’évapore et se néantise parce que la destruction du tissu social et du bien communal qu’elle opère la prive de toute possibilité de s’incarner dans les faits. L’existence de ce régime est purement verbale. Il en est de même du régime communiste : ce n’est ni en URSS ni en Chine ni dans leurs satellites qu’on le trouvera, mais dans la prodigieuse capacité que l’homme possède de substituer au réel les créations et les chimères de son esprit.

Ce qui existe en lieu et place de cette démocratie illusoire, c’est un Etat sans société sous-jacente dont la salle des machines aux mécanismes prolifiques est occupée par des groupements d’Individus – ou, à la limite, -par un seul – animés par une volonté de puissance d’autant plus grande qu’elle se diffuse à travers le vide social, sans rencontrer de résistance, comme un gaz. Pour transposer un vers célèbre de Péguy, on se trouve en présence d’un Etat devenu maître à la place de Dieu, un Etat sauveur et rédempteur qui assume, sous la qualification de démocratique, le rôle même du Christ, Tête du Corps Mystique, à l’égard des personnes qu’il a élues et Le reconnaissent. Comme l’écrit un de ses laudateurs, le juriste Georges Burdeau, « la démocratie est aujourd’hui une philosophie, une manière de vivre, une religion et, presque accessoirement, une forme de gouvernement. Une signification aussi riche lui vient tant de ce qu’elle est effectivement que de l’idée que s’en font les hommes lorsqu’ils placent en elle une vie meilleure… La démocratie n’est pas une notion dont le contenu serait immuable. Son visage est celui qu’elle doit au rêve des hommes… Elle n’est pas un état, mais un mouvement perpétuel… ».

Un tel système est sans analogue dans l’histoire et, sans les ressources sociales véritables qui subsistent encore, mais qui s’épuisent rapidement, sans l’immense appareil bureaucratique qu’il sécrète pour remplacer sa vitalité politique exténuée, il serait déjà disparu. La crise de la pseudo-société démocratique est patente, même sous le rouge communiste qui la farde. La foi n’y est plus. II fallait s’y attendre : une fol sans objet réel finit par se dévorer elle-même. La « société » moderne est un colossal semblant de société, un énorme simulacre, un gigantesque tombeau.

Mals en ce monstrueux sarcophage grouille une pourriture qui s’insinue jusqu’au coeur -même de la société ecclésiale. Née d’une sécularisation de l’Eglise, la « société » ou plutôt la dissociété moderne reprojette sa « constitution », si l’on peut encore ainsi parler, dans l’Eglise dont elle est en train de profaner l’organisme surnaturel. La crise actuelle de l’Eglise n’a pas d’autre origine que son aggiornamento, son ouverture au monde moderne, sa proclamation de la primauté de la personne et de ses droits. Déjà présente dans le modernisme au début du siècle, mais au sein des esprits seulement, il a fallu attendre le concile Vatican II pour qu’elle explose – avec une fureur travestie en « amour » – dans les conduites des clercs du haut en bas de la hiérarchie. « Tout sur terre doit être ordonné à l’homme comme à son centre et à son sommet », proclame Gaudium et spes. « Tout a été tourné au Concile à l’utilité de l’homme », renchérit Paul VI en son discours de clôture du Concile où il scelle, comme on sait, dans une phrase dont les échos catastrophiques n’ont pas fini de tournebouler les intelligences et les coeurs, la réconciliation dans « l’amour » – quel « amour » abstrait et verbal ! – de la religion du Christ et de ce qu’il appelle lui-même « la religion de l’homme ».

Toute la crise de l’Eglise tient en cette inversion de la finalité surnaturelle de l’homme racheté par la grâce du baptême en finalité où l’homme – la personne, l’individu, il n’y en a point d’autre -, coupé du bien commun spirituel ou tout au mains relâchant les attaches qu’il a nouées avec lui, ne peut plus rechercher alors que son bien particulier et le diviniser sous l’impulsion de la vitesse surnaturelle acquise désormais disparue.

Ainsi que le font trop bien voir des milliers d’exemples effarants, la religion de l’homme absorbe aujourd’hui sous nos yeux atterrés, la religion chrétienne. Les encycliques dites sociales de Jean XXIII et de Paul VI montrent superlativement que la personne est déliée désormais de ce qu’on pourrait nommer son serment naturel de subordination au bien commun et que la primauté du bien commun sur la personne a cédé la place à la primauté du bien singulier de la personne sur le bien commun. L’Eglise s’est ralliée à la démocratie individualiste et socialiste, à la religion désurnaturalisée qui est la caricature de la religion fondée sur l’Ecriture et sur la tradition. Pourquoi le Concile s’est-il attaché à considérer les valeurs modernes plutôt que les vérités à connaître et à croire ? Paul VI répond: « Pour deux raisons. La première est de s’approcher davantage de la mentalité moderne. Le seconde raison qui a conduit le concile à l’estimation de ces valeurs, plutôt qu’aux recherches objectives et aux définitions dogmatiques est son but pastoral ». L’Eglise au tournant de l’histoire a choisi, selon l’expression même de Paul VI, « le ministère plutôt que le magistère ». La religion démocratique enfantée, si j’ose ainsi parler, par une Eglise surnaturellement stérile, a envahi I’Eglise où subsistaient encore de solides centres de rayonnement divin et elle en ternit de plus en plus la lumière.

Comment ne point se rappeler ici l’avertissement solennel de saint Pie X : « Vouloir concilier la Foi avec l’esprit moderne mène non seulement à l’affaiblissement de la Foi, mais à sa perte totale » ? « S’il était vrai que les certitudes dogmatiques, écrivait récemment Etienne Gilson, devaient céder le pas à la pastorale, le pire ne serait pas à craindre, il serait déjà arrivé ».

Conclusions très brèves de cette longue analyse :

  1. La crise de la société est née d’un christianisme transformé en religion de l’homme. L’autodémolition de l’Eglise provient de son adhésion à la religion de l’homme. Les deux crises sont donc semblables sinon identiques : elles résident l’une et l’autre dans le refus du bien commun naturel et dans l’obscurcissement du bien commun surnaturel ainsi que dans l’exaltation corrélative de la personne humaine.

  2. II ne faut jamais, JAMAIS, désespérer. Sans être prophète, nous pouvons dire sereinement, avec une certitude ABSOLUE, que la nature et la grâce de Dieu auront le dernier mot: ne sont-elles pas invincibles ? On peut tout prédire, disait Jacques Bainville, sauf les dates. Attendons donc avec patience et léguons cette vertu de patience à nos enfants et à nos petits-enfants. Nous aurons ainsi fait notre possible, et qui fait son possible, là où le destin de la naissance et la volonté divine l’ont placé, est sûr de la victoire. Car faire son possible, c’est passer à l’acte, et cet acte d’irréductible fidélité à la nature et à la grâce est supérieur à toutes les puissances de l’Enfer qui pourraient se déchaîner contre lui.

Marcel DE CORTE

1

Mt. 19, 26

2

Jn. 10, 3

3

Jn. 15,16

4

Eph. 1, 4

5

Eph. 4, 7

6

1 Co. 1, 7

7

12, 11

8

12, 7

9

Mt. 16, 27

10

1 Co. 4, 5

11

Rm. 2, 6

12

14, 12

13

Eph. 6, 8

14

Apoc. 2, 23

15

1 Co. 15, 23