Article tiré du numéro 5 de la revue Civitas (juin 2002) : Les corps intermédiaires.

Sommaire

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« Il vaut mieux que deux soient ensemble que d’être seuls, car alors ils tirent de l’avantage de leur société. Si l’un tombe, l’autre le soutient. Malheur à l’homme seul et qui tombe sans avoir un second pour le relever. » (Ecc. IV 9)

Cette citation tirée des Saintes Ecritures résume assez bien la problématique soulevée par les corps intermédiaires : celle de la place de l’homme dans la société, celle du rôle que doivent jouer les groupes sociaux par rapport à l’homme, celle des relations que doivent établir les communautés entre elles.

La société et le bien commun : une nécessité pour l’homme

La vie en société est une nécessité pour l’homme. « L’homme est par nature, un animal social ayant besoin pour vivre d’une quantité de choses qu’il ne peut se procurer par lui-même… » nous dit saint Thomas.

S’il perd le secours de l’organisation sociale, l’homme ne meurt pas nécessairement, certes il survivra ; mais la nécessité dont il est question ici est relative ou plutôt conditionnelle d’une certaine forme de vie, « une vie heureuse, convenable, équilibrée » que seule la société peut lui procurer. C’est le bien commun, c’est-à-dire celui de tous les membres qui la composent.

Mais s’il est admis et même certain de reconnaître une « primauté » du bien commun sur le bien individuel il est un piège à éviter, celui d’inverser l’ordre des choses, de violer la hiérarchie des valeurs.

La société est faite pour l’homme et non l’inverse ;elle n’est pas une fin en soi mais un moyen pour qu’il atteigne sa fin, à savoir l’union intime de son âme à son divin Créateur. Il n’est pas vain d’insister sur cette délicate question de la subordination de la personne à la société ou de la société à la personne.

L’organisation sociale en dépend.

Jean Ousset en donne la réponse quand il écrit que « cette subordination doit être réciproque ». Le but de la société étant de favoriser toujours plus l’épanouissement personnel, il est juste que la personne se doive à la société à condition que celle-ci lui garantisse l’accomplissement de la fin pour laquelle l’homme a été créé.

Cette subordination réciproque nous est magistralement expliquée dans l’encyclique de Pie XI Divini illius Magistri :

« Bien qu’instituée immédiatement par Dieu pour sa propre fin qui est la procréation et l’éducation des enfants, ayant pour cette raison une priorité de nature et par suite une priorité de droit par rapport à la société civile : la famille est néanmoins une société imparfaite parce qu’elle n’a pas en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa perfection propre, alors que la société civile est parfaite car elle a en elle, tous les moyens nécessaires à sa fin propre qui est le bien temporel… » Ces moyens nécessaires dont parle le Saint Père sont, en partie, les corps intermédiaires. Mais dans quelle société ?

Deux concepts opposés de l’ordre social

Entre socialisme et libéralisme…

Depuis deux siècles la société oscille entre deux erreurs fondamentales qui sont encore les seules références de nos hommes politiques dans leurs discours électoraux.

D’un coté le socialisme qui veut construire une société dans laquelle la vie des hommes et leurs modes de relation sont codifiés par l’Etat. C’est l’ère de la planification qui, à des degrés divers s’expriment dans des systèmes politiques qui prennent le nom de socialisme, communisme, étatisme, collectivisme…

Tous ces systèmes ont pour devise le mot « solidarité ». Tous se proposent de délivrer l’homme de sa responsabilité en substituant à sa prévoyance, à son industrie, à ses activités, celle de la société tout entière, donc celle de l’Etat. Dès qu’une difficulté apparaît dans les domaines de la vie sociale ou économique, la seule réponse fiable est le recours à l’Etat. Et comme disait déjà bien justement le pape Pie XII c’est la « dépersonnalisation » que la mondialisation en marche ne fera que renforcer.

De l’autre coté, le libéralisme qui, par l’application du principe de la liberté dans tous les domaines, va saper toute notion d’autorité. Par la proclamation de l’absolue liberté des individus vis à vis des sociétés et des autorités, des sociétés elles-mêmes vis à vis des principes supérieurs de justice et de morale enseignés par l’Eglise, le libéralisme va briser ce double lien qui unit l’homme à Dieu et à la société, et qui fait son honneur et conditionne sa vie.

Et on devine aisément ce que le déchaînement des passions pourra générer sur la société : l’anarchie. Et l’anarchie ne conduit qu’à la dictature, l’histoire des sociétés ne fait que le démontrer. Ce qui fait dire à Léon XIII que « le libéralisme est une des causes du socialisme », et à Pie XI dans son encyclique Quadragesimo anno que « le socialisme éducateur a pour père le libéralisme et pour héritier le bolchevisme ».

Le libéralisme n’est donc pas une réponse aux maux du socialisme. Il est un mal lui-même. Mais alors comment échapper à la fatalité de ce déplorable mouvement pendulaire auquel nous assistons depuis des décennies ? « Un coup à droite, le libéralisme… un coup à gauche, le socialisme… »

Une alternative : l’ordre social chrétien et les corps intermédiaires

Nous l’avons vu, l’Etre humain est un être social dont la destinée ne s’accomplit qu’à travers les relations qu’il établit avec ses semblables. D’où cette tendance à l’association en vue d’atteindre des objectifs qui dépassent les capacités et les moyens dont peuvent disposer les individus. Ce que chacun ne peut obtenir seul, un instinct naturel le porte à le rechercher avec l’aide d’autrui, qu’il s’agisse de biens matériels ou de biens spirituels. C’est cette association naturelle ou recherchée des personnes qui va constituer les corps intermédiaires, dont la place dans l’architecture de la société est éminente et essentielle.

C’est ainsi qu’on peut concevoir l’organisation de la société sous la forme d’une pyramide à la base et au sommet de laquelle se situent les personnes et l’Etat.

Les personnes ne sont pas simplement des « pions », pas même des « individus » mais des êtres doués d’intelligence et de volonté libre dont la dignité trouve le fondement dans le caractère transcendant de leur nature et de leur destinée (crées par Dieu et faites pour Dieu).

Les familles représentent les cellules fondamentales de la société, et dont les missions essentielles sont la procréation, la protection et l’éducation de l’enfant.

Les corps intermédiaires sont ces multiples groupes sociaux, communautés diverses, ordonnées, à la mesure de l’homme, au sein desquelles se forme sa personnalité, s’exercent ses responsabilités et qui jouent comme leur nom l’indique, entre lui et l’Etat un rôle de relais, d’amortisseur.

Ces groupes sociaux peuvent être classés en trois grandes catégories :

  • Les corps intermédiaires locaux, ceux qui vont organiser la vie sur le territoire à savoir, le quartier, la commune, le canton, le département, la région.

  • Les corps intermédiaires professionnels sont ceux qui assistent les métiers et l’entreprise.

  • Les corps intermédiaires culturels enfin concernent principalement les structures éducatives (école, université…) les associations récréatives, etc…

L’Etat enfin couronne le tout. Son rôle normal dans le domaine économique, social et culturel est d’orienter, de coordonner, de stimuler. Il est le garant de l’accomplissement du bien commun.

Le juste équilibre dans les rôles joués par les différentes composantes de la société et la vitalité de ces multiples corps intermédiaires vont précisément faire la différence entre ces deux concepts opposés de l’ordre social.

Citons à cet égard le grand pape Pie XII, si calomnié de nos jours, qui dans un radio message de Noël 1944 montrait la différence entre le peuple et la masse :

« Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est en elle-même inerte et elle ne peut être mue que de l’extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui la composent, dont chacun, à la place et de la manière qui lui sont propres, est une personne consciente de ses responsabilités et de ses propres convictions. »

Le principe de subsidiarité : le ciment qui permet à l’édifice social de tenir

Nous renvoyons le lecteur sur l’excellent article qui traite de manière exhaustive ce sujet dans le n° 2 de Civitas. Cependant il nous apparaît incontournable d’en rappeler les grandes lignes pour comprendre ce que les corps intermédiaires doivent attendre de la subsidiarité, pour comprendre que sans elle, l’existence même des corps intermédiaires est remise en question.

« S’en passer, nous dit le pape Pie XI, c’est troubler d’une manière dommageable l’ordre social. »

Qu’est ce alors que la subsidiarité ?

C’est l’ensemble des règles morales qui vont garantir de saines et harmonieuses relations entre les diverses composantes du corps social et qui vont notamment permettre à un groupe placé à un niveau donné de la pyramide sociale, le libre exercice de ses pleines et entières responsabilités dans le respect de celles du niveau inférieur et avec l’appui éventuel du niveau supérieur.

Ce principe rappelé par le pape Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo Anno, est défini par Pie XII en ces termes : « Toute activité sociale est de par sa nature subsidiaire, elle doit servir de soutien aux membres du corps social, et ne jamais les détruire ni les absorber ».

Ce principe va donc se décliner naturellement en droits et en devoirs :

  • Droits des personnes ou corps intermédiaires placés hiérarchiquement à un niveau inférieur d’exercer librement leurs activités selon leurs compétences ou de bénéficier d’aide des éléments placés hiérarchiquement à un niveau supérieur.

  • Devoirs de ceux placés à un niveau supérieur de laisser agir et de respecter les attributions de chacun en les aidant au besoin, ou de suppléer exceptionnellement en cas de défaillance du niveau inférieur.

Ainsi donc la subsidiarité apparaît comme « un principe selon lequel toute l’ordonnance sociale s’édifie de bas en haut, de sorte que l’Etat n’intervient que comme dernière instance ». (Arthur Utz Ethique sociale tome 1 : les principes)

Le rôle de l’Etat : « garant et non gérant »

Ce qu’une société est en mesure d’attendre de l’Etat, c’est d’être bien gouvernée « gouvernée et non administrée » parce que la société, selon l’ordre voulu par Dieu est composée d’hommes et non de choses, doués de raison et de volonté libre et par là-même, moralement responsables de leurs actes. Or la problématique de l’heure présente, comme le constatait déjà Pie XII au milieu du XX° siècle et qui s’est terriblement aggravée en ce début de XXI° est bien que le monde ne reconnaît plus que la forme économique d’un énorme organisme productif rationnellement organisé, qu’on administre. Ainsi « l’Etat moderne est en train de devenir un gigantesque machine administrative ». Ce qui révèle la justesse du propos de saint Simon : « au gouvernement des hommes fut substitué l’administration des choses ».

Mais l’application du principe de subsidiarité laisse-t-elle supposer une disparition de l’Etat ? Bien au contraire, car la subsidiarité demeure elle-même subordonnée au bien commun de la société temporelle dont l’Etat est le promoteur et le garant.

En écartant cette double tentative de « faiblesse » et « d’étatisme », le rôle de l’Etat doit se situer dans l’exercice équilibrée de trois missions principales :

  • La mission régalienne dans le cadre de prérogatives qui ne peuvent relever que de lui, à savoir la police, l’armée, la justice, les relations internationales, les finances générales, etc…

  • La mission de suppléance lorsqu’un niveau de la strate sociale fait défaut dans l’exercice de ses propres responsabilités.

  • La mission de coordonnateur, d’arbitre et de protecteur des multiples manifestations de l’activité des personnes et des groupes.

C’est ainsi qu’on doit considérer l’Etat comme un véritable « fédérateur des corps intermédiaires » au même sens que Pie XII l’imaginait lorsqu’il comparait ainsi son rôle à celui d’un chef d’orchestre.

L’Etat ne doit pas démissionner de ses prérogatives au profit soit d’un niveau inférieur (régionalisme mal compris) soit d’un super-état (mondialisme, Europe).

Les corps intermédiaires locaux au service des territoires

Le territoire est une entité géographique donnée, au sein de laquelle vivent des hommes qui exercent des activités, organisent leurs relations autour de structures sociales multiples, y implantent des entreprises, utilisent des équipements, des moyens de communications, pratiquent des usages et des coutumes souvent en fonction des références historiques spécifiques au territoire.

C’est un espace qui vit pleinement et au sein duquel s’exercent des dynamiques qui sont l’expression des modes de relations que les principaux acteurs entretiennent en interne ou vers l’extérieur.

Pour le bien être de ses habitants, tout doit y être disposé avec ordre, mesure et harmonie.

Pour satisfaire aux besoins du territoire, l’action publique sera nécessaire : le meilleur moyen pour qu’elle soit adaptée aux réalités locales est d’abord de faire confiance aux hommes de terrain. Et c’est bien dans la « Commune », au centre des relations ordinaires de la vie que peut le mieux s’exprimer le goût des responsabilités.

Mais pour satisfaire à des besoins supra-communaux pour garantir un équilibre des forces, des échelons intermédiaires entre la commune et l’Etat seront nécessaires, le canton, le département, le « pays », la région constituent un emboîtement d’échelles qui ne garantira une nécessaire complémentarité de compétences que par l’application du principe de subsidiarité. L’Etat ne sera là que pour garantir les grands équilibres.

Une authentique politique de décentralisation s’attachera donc à conserver à chaque collectivité locale les pouvoirs dont elles sont effectivement capables de s’acquitter.

C’est dans ces conditions qu’une politique d’aménagement du territoire respectera les réalités locales qu’elles soient d’ordre géographique, ethnique, économique ou politique et culturel.

« Tout refus d’admettre une part de ces réalités, nous dit Jean Ousset dans Fondements de la Cité, ne peut que signifier ruines et mutilations. »

Les corps intermédiaires professionnels, facteurs du véritable progrès social

Pie XII nous rappelle que « l’unique mesure du progrès, c’est la création des conditions sociales toujours supérieurs et meilleures, pour que la famille puisse exister et se développer comme unité économique juridique, morale et religieuse ».

On comprend donc l’importance de l’épanouissement de l’homme dans l’exercice de ses activités professionnelles pour assurer un développement harmonieux de sa famille… Des leçons sont à tirer de l’histoire pour recréer des conditions favorables.

  • Le XIX° siècle doit en partie ses désordres sociaux aux conditions de travail déplorables de l’importante main d’œuvre que l’industrialisation a attirée dans les villes, créant des situations de réelle indigence matérielle et morale. Sous le poids de ce phénomène de « massification », l’ouvrier est passé du statut d’homme responsable à celui de matricule, d’individu anonyme, sans considération et dépourvu de la moindre initiative. Ce triste constat est en partie dû à la loi le Chapelier qui a supprimé toutes possibilités d’associations quel qu’elles soient et a donc eu pour effet la disparition des corps intermédiaires notamment les corporations, laissant l’ouvrier isolé et sans défense.

  • Le XX° siècle aura surtout été marqué par la main mise des grandes centrales syndicales sur les relations dans le monde du travail. Très politisé, ce syndicalisme naissant développera au sein de l’entreprise un état d’esprit de lutte des classes sous l’influence grandissante des conceptions marxistes, et au lieu de régler les problèmes au niveau où ils se situent, cherche à les globaliser et à les traiter au plus haut niveau possible, avec comme principe d’action le conflit et non la recherche d’intérêts convergeant. Certes la situation du XXI° siècle n’est plus celle de l’ouvrier du XIX°, la menace qui pèse sur l’entreprise n’a plus comme nom le collectivisme d’inspiration communiste mais le socialisme d’inspiration mondialiste.

Les principes qui doivent régir la vie des organisations professionnelles restent les mêmes. Pour le rétablissement du lien social rompu, il faut une fois encore appliquer au monde de l’entreprise le principe de subsidiarité : donner à chacun les pouvoirs correspondant à son domaine de responsabilité de manière à développer les ressorts de liberté, d’initiative de l’individu.

Ce mode de « management » doit trouver une application équilibrée dans ce que Michel Creuzet (dans Corps Intermédiaires, édition Cercles St Joseph) appelait les « 3 réalités fondamentales de l’ordre économique et social » à savoir :

  • « L’entreprise qui est l’unité économique naturelle résultant de l’association de 2 facteurs de la production : le capital et le travail » (ex : Citroën)

  • « La profession qui fait concourir des chemins de compétences différentes en vue d’une activité économique définie » (ex : l’automobile)

  • « Le métier qui représente l’aspect personnel dans les corps professionnels, à savoir l’habileté, la connaissance des procédés techniques qui définissent le métier. » (ex : au sein de Citroën, l’ingénieur informaticien, la secrétaire, le tôlier…)

A partir de ces 3 corps naturels toutes les combinaisons sont possibles pour que le travailleur puisse se rattraper si l’un ou l’autre ne peut lui assurer une aide en cas de difficultés.

Le rôle civilisateur des corps intermédiaires

En conclusion de ce rapide tableau, mettons en évidence le rôle éminement civilisateur des corps intermédiaires, pour 3 raisons majeures :

  • Tout d’abord parce-qu’ils facilitent l’accès aux responsabilités en inculquant l’esprit d’initiative et contribuent à l’émergence d’élites authentiques, qui ont progressivement acquis une expérience en franchissant tous les échelons de la hiérarchie sociale.

  • Ensuite parce-qu’ils contribuent à la défense des particuliers contre les agressions issues soit d’autres groupes sociaux, soit de l’Etat comme nous l’avons vu avec les corps professionnels.

  • Enfin parce qu’en développant un cadre social favorable à l’épanouissement de la personnalité et sous l’influence bienfaisante du milieu, ils rendent facile l’acquisition d’une saine éducation et de solides vertus.

Au service de l’homme dans l’accomplissement de sa fin c’est-à-dire dans son ascension vers Dieu, les corps intermédiaires seront donc de précieux leviers de rétablissement de la civilisation qui soit la seule digne de ce nom, la Civilisation Chrétienne.

Guy de Neuenburg